- Avant de lire ~:
Ah ! Je n'étais pas sûre de réussir à gérer trois textes dans le week-end mais j'ai réussi à écrire, sans prise de texte, l'idée que m'avait inspirée l'épreuve 3. Après tout, Anoushka parle constamment de Baba Yaga mais ne l'avait jamais rencontrée jusqu'à présent.
Anoushka vient du Nano-Monde Chimères. C'est du steampunk et une dystopie où le Vatican se trouve à Moscou. Nous sommes en 1894 dans la taïga russe, environ au milieu du pays, près de Tomsk. Ouais, mon personnage vient du fin fond de la campagne. Anoushka est une gamine de sept ans et demi ayant un petit souci d'hyperactivité et des troubles du langage (les "r' surtout). C'est une zoothrope = elle peut se transformer en animal (louve noire). Les zoothropes sont considérés par l'Eglise comme des démons et impitoyablement chassés, par les Miliciens notamment (ou pire !).
Anoushka est issue d'une famille de berges d'un petit village, Saint-Champs, dont les parents, pilotes de dirigeable, sont morts dans un accident. Elle est donc élevée par ses grands-parents (Dedoula = grand père et Baboula = grand mère). Son rêve est d'être pilote de dirigeable. Grandmont est le cheval de trait de la famille, Sobaka leur chien de berge (mi berger du Caucase, mi Husky).
Voici sa bouille : La Vieille du Marché aux BêtesAnoushka était surexcitée, comme souvent. Elle en avait bien conscience quoi que l’on pense de son niveau de maturité ; elle entendait bien les adultes parler d’elle comme d’une « hypéative », même si elle n’avait pas trop saisi le sens de ce mot (peut-être lui manquait-il quelques lettres en fait). Mais comment pouvait-elle ne pas l’être ? C’était le Marché aux Bêtes de Tomks ! Le plus grand rassemblement de bétail, de chevaux et de chiens de ferme du secteur. Les bergers de tous les villages alentours se pressaient dans la ville, émergeant de la taïga de l’aurore jusqu’au crépuscule, et ce durant une semaine entière. Et elle avait enfin le droit d’y participer !
Ils étaient venus en un conséquent groupe depuis Saint-Champs, plusieurs familles dont le voyage avait été gracieusement financé par le maire Glazdov. Depuis qu’il l’avait annoncé, un mois plus tôt, les commérages allaient bon train. Si certains marmonnaient qu’ils ne devaient ce cadeau qu’à l’envie de l’homme ambitieux de se faire bien voir par la population locale, beaucoup plus louait sa grande générosité. Anoushka s’en fichait comme d’une guigne : ce qui lui emportait, à elle, du haut de ses sept ans et demi, c’était que son ‘moureux Andrei Glazdov était de la partie, ce qui ne rendait que meilleure toute l’affaire.
Mais elle sautillait tellement par-ci par-là entre les moutons et les cochons qu’elle se perdit dans leur masse blanche et rose et atterrit devant un tunnel sombre, aussi inquiétant qu’il titillait sa curiosité. La gamine se tortilla sur ses jambes, indécise, hésitante, la prudence se disputant avec le désir d’aventure. Une voix vieillie par les saisons résonna soudainement d’entre les volutes de noirceur qu’elle n’arrivait pas à percer.
« Viens donc, mon enfant. N’aie pas peur. Il y a la lumière derrière les ténèbres, l’aube après la nuit, l’espoir dans le malheur. »
« Je n’ai pas peu’ ! » pérora Anoushka en mettant les mains sur ses hanches, une moue au visage. Un rire caquetant se fit entendre dans le tunnel, lui hérissant le poil d’outrage plus que de peur. Elle ne laisserait pas dire qu’Anoushka Kitaëv se laissait effrayer par le noir ! Elle avait passé l’âge de ces sottises, non mais. Laissant sa louve intérieure s’exprimer pendant une seconde, elle bondit sauvagement dans les ombres du tunnel, fermant les yeux comme si elle s’attendait à un choc.
Mais il n’y eut rien du genre et elle trébucha sur quelques mètres avant que la lumière l’éblouisse à nouveau. Clignant des yeux, Anoushka leva un bras pour se protéger du soleil éclatant et observer son environnement. Les bouleaux et les sapins de la taïga se trouvaient étonnamment proches de Tomsk derrière ce tunnel. A la lisière de la forêt, une petite isba dressait humblement son toit de chaume. A sa gauche s’étalait une clairière où paissaient de magnifiques cavales dont l’une était blanche, l’une noire, une autre à la robe bai si éclatante qu’elle en paraissait rouge et une dernière s’était cachée dans des taillis, invisible à ses yeux inquisiteurs.
Une vieille femme tricotait sur une chaise à balance devant la maisonnette, des poules aussi noires que la nuit picorant à ses pieds quelques vers rendus imprudents par la dernière pluie. Ce ne fut qu’en détaillant le visage de l’étrangère qu’un frisson de terreur balaya toute la vantardise d’Anoushka.
La Vieille avait une peau affreusement ridée et des seins tombant. Sa robe lâche ne cachait rien des innombrables rigoles qui parsemaient son corps. Mais ce qui avait figé la petite fille en un halètement affolé avait été la vision de la moitié du visage qui n’avait rien d’humain. Un bec jaune et pointu avait remplacé le nez. De part et d’autre, d’énormes barbillons boursouflés pendaient lamentablement. Toute cette partie du visage était recouverte de la même masse de plumes noires que les poules qui entouraient la chaise. Et maintenant qu’elle y faisait attention, Anoushka ne pouvait plus rater les mains et les pieds griffus ainsi que les plumes qui parsemaient l’hirsute chevelure blanche et sortaient en paquets poisseux d’en dessous la robe au niveau des hanches.
Si l’affaire n’en était restée qu’à une zoothropie partielle, effrayante dans sa bizarrerie, Anoushka se serait rassérénée dans la seconde, étant elle-même une zoothrope et s’étant convaincue qu’ils n’avaient rien de démons au service du Diable. Mais elle avait entendu beaucoup de contes, un nombre incalculable de fables, diverses maximes et autres conseils ; et les cavales et les poules et l’isba et la forêt sombre… c’était là bien trop d’indices pour garder des doutes.
Elle connaissait par cœur tous ses attributs et pouvait les réciter sur le bout des doigts. Sans aucune hésitation, la petite fille savait qu’elle avait devant elle la Vieille de la Forêt, la Ravisseuse d’enfants, la Gardienne du monde des morts, la Sorcière donatrice ou combattante, solaire ou ténébreuse.
« Baba Yaga… » couina Anoushka en se recroquevillant sur elle-même avec un air apeuré. Elle ne cessait de prononcer son nom, l’avait même parfois défiée, mais ne l’avait jamais rencontrée en personne et craignait maintenant que sa témérité ne l’ait conduite sur le pas de la gueule enflammée du four.
« Et bien, as-tu peur finalement, ma petite ? Je ne vais pas te manger, voyons. » Le rire sec secoua une nouvelle fois la vieille carcasse alors qu’elle fixait l’enfant d’un œil amusé, et affamé. « Je m’ennuie tellement. Personne ne vient acheter mes cavales. Ne sont-elles pas belles ? »
« Si… Elles sont manifiques. » murmura Anoushka, n’ayant pas besoin de se forcer pour flatter sincèrement la Sorcière. Elle n’avait jamais vu des juments aussi splendides. Grandmont apparaissait pataud et mal dégrossi en comparaison de leur grâce irréelle ; et c’était bien cela qu’elles étaient. L’une au jour, l’autre à la nuit, la troisième au soleil. Et la dernière ? Maintenant qu’elle était sortie des taillis, Anoushka apercevait les ailes immenses de la monture de Celle qui commandait aux phénomènes solaires.
« Je m’ennuie. » répéta la Vieille en posant son tricot pour indiquer à l’enfant d’approcher. Comme mue par une force invisible, Anoushka fit un pas en avant. « Dis-moi ton nom, fillette. Tu aimes jouer, non ? Et bien, vaillante fillette, l’épreuve, tu la cherches ou tu la fuis ? » Elle semblait bien avoir revêtu son rôle de Ravisseuse d’enfants mais Anoushka ne comptait pas se laisser dévorer sans agir ! Elle était terrifiée, il allait sans dire, mais elle savait que les enfants s’en sortaient toujours dans les contes ; elle pouvait donc s’enfuir si elle était assez maligne. « M’appelle Anoushka. Dis ton jeu, l’Vieille. Je cherche ! » dit-elle donc avec bravade en remontant le menton d’un air de défi.
« Bien. » roucoula Baba Yaga en lui tapotant la tête. « Je vais te poser des questions et tu devras me répondre ce que tu préfères. Et tu n’as pas le droit de changer ta réponse, sinon je dévorerai ta langue menteuse. Réfléchis bien. » Anoushka hocha la tête : elle connaissait ce jeu pour y avoir déjà joué avec Andrei et il ne lui semblait pas trop compliqué ; elle n’avait jamais joué avec un adulte, encore moins la Vieille Sorcière aussi rusée que fourbe.
« Dis-moi, vaillante fillette, la guerre ou la peste, que préfères-tu ? » Anoushka ouvrit de grands yeux estomaqués, la bouche entrouverte de surprise. De choc, aussi. Les adultes évitaient habituellement de parler de tels sujets en la présence d’enfants aussi jeunes, même dans l’environnement rude du fin fond de la taïga russe. « Euh… la guegrre pa’ce que ya moins d’mort, j’pense. » Elle n’y connaissait pas grand-chose finalement mais la peste hantait bien plus les conversations des anciens du village que la guerre. La Vieille ricana en caressant les cheveux de l’enfant qui n’osait pas lui dire d’arrêter de la tripouiller comme la prochaine brioche qui allait contenter son estomac affamé.
« Agrrête de ticher, l’Vieille. Dis des questions que j’peux grréponde ! » ronchonna l’enfant avec une moue d’écureuil agacé de ne pas réussir à rentrer la dernière noisette dans ses joues. Le sourire de Baba Yaga se fit si large qu’il sembla couper son visage en deux de part et d’autre de ses oreilles. « Soit. Dis-moi, vaillante fillette, chien ou loup, que préfères-tu ? »
A cette question, Anoushka bondit en arrière en remontant vivement sa capuche, dans un mouvement instinctif ayant pour but de camoufler ses oreilles de louve si jamais elles avaient pointé d’entre ses cheveux de blé en réponse à sa détresse. « Tu dois me répondre. » chantonna gaiement la Vieille. « Une vie normale de berger ou cette louve que tu caches au fond de ton cœur, vaillante fillette, que préfères-tu ? » Mise à nue, elle plongea dans le gouffre de la terreur qui lui vrillait l’inconscient à l’idée de se faire découvrir, qu’un jour des Miliciens exploseraient la porte de leur maison, molesteraient Dedoula et Baboula et viendraient lui loger une balle dans la fourrure, comme les chasseurs le faisaient souvent avec les loups.
Puis elle se rappela la chaleur de Sobaka, pourtant chien tueur de loup, quand il l’avait retrouvée alors qu’elle se cachait, de peur des réactions de sa famille devant sa zoothropie, des mots tendres de Baboula et des promesses de Dedoula. Et surtout, elle se rappela qu’elle n’avait plus honte de ce qu’elle était, qu’elle n’était PAS un démon et qu’elle avait accepté la louve.
Faisant fi de toute prudence, elle bondit devant Baba Yaga en montrant les crocs, oreilles dressées et queue noire hérissée. « La louve ! Elle est moi. Et j’veux pas ête béger, moi, j’veux êtes pilote de digrrigeable, d’abord. » Peu intimidée par ses crocs de lait, la Vieille se pencha vers elle avec un air malicieux au fond des yeux. « Dis-moi, vaillante louvelle, mentir à Andrei ou lui révéler toute la vérité, que préfères-tu ? »
Les oreilles tombèrent, la queue se ramassa entre ses cuisses, elle fit un pas en arrière et ouvrit la bouche dans le vide, matée, muette, les yeux remplis de larmes silencieuses. Elle avait voulu continuer de pérorer qu’elle acceptait entièrement sa zoothropie et qu’elle dirait un jour l’entière vérité à son meilleur ami. Mais elle savait qu’Andrei vouait une haine féroce contre les zoothro… les démons qui se cachaient parmi la population, qu’il ne la verrait plus jamais comme son amie et qu’il pourrait bien la dénoncer aux Miliciens.
Et à cette vision des yeux froids d’Andrei, de sa bouche tordue par le dégoût, de son doigt accusateur pointé sur elle, elle avait senti tout son courage s’effilocher. De tous ses rêves, Andrei était peut-être le plus important, le pilier de sa vie, le moteur de son dirigeable, le chien de son troupeau ; sans cette constante rassurante, comment pouvait-elle-même imaginer continuer d’avancer ?
Les yeux cruels de Baba Yaga sondaient les tréfonds de son âme et mettaient à nu ses plus grands secrets. « Alors, vaillante louvelle, mentir ou se révéler, que préfères-tu ? Il t’est cher, ce garçon. Pour le garder à tes côtés, tu devras à jamais lui cacher la vérité. Mais pourras-tu vivre avec lui en portant la culpabilité de n’avoir jamais été totalement honnête ? Réponds-moi, vaillante louvelle. » Les ombres s’amoncelaient autour d’elles, menaçantes, pressantes, oppressantes.
Anoushka renifla un sanglot et fixa la Vieille d’un regard amer. « T’es méchante, Baba Yaga. » Elle ne fit qu’hausser une épaule emplumée sans cesser de sourire. « Mais j’vais grréponde car l’épeuve, j’l’ai cherchée. » Elle prit une grande inspiration, frotta ses yeux pour endiguer ses larmes et ferma les poings de détermination. « Mon Andrei, c’est mon ‘moureux et ça change pas, jamais. Même s’il se fâche conte la louve. Alo je lui dis un jou’, j’pense... Je prréfèrre. »
Baba Yaga se rencogna dans sa chaise en soupirant dramatiquement. « Et flûte, un repas qui m’échappe. Tu es vraiment vaillante, fillette-louvelle. Je te dois bien un cadeau pour avoir réussi mon épreuve. Approche. » Comme il n’était pas le moment de faire preuve de couardise, après tant d’énergie dépensée à être courageuse, Anoushka laissa la Vieille glisser ses doigts griffus sur son front en marmonnant une incantation dans une langue si ancienne qu’elle n’y comprenait rien.
Le décor de la taïga disparut soudainement en un tourbillon de couleurs affolées qui l’emmena ailleurs devant une grande maison de campagne. Un véhicule à vapeur était garé près de l’entrée. Un cheval et des moutons grignotaient l’herbe d’un pré accolé au flanc de briques. La porte de la maison s’ouvrit brusquement dans un éclat de rire alors qu’une jeune femme blonde comme le blé, vive comme le vent, sauvage comme la louve de la forêt dont elle portait la fourrure déboulait dans la brise du printemps sans cesser de carillonner ses trilles d’oiseaux. « Le dirigeable va partir sans toi si tu traînes, солнечный луч*. » Tout sourire, la femme rabattit sur ses yeux des lunettes teintées de vert, héritées de son père et témoins de son engagement envers son rêve. « Comment le pourrait-il sans son pilote, Andrei ? »
La petite Anoushka n’eut que le temps d’entendre LA question qui tambourinait dans son esprit – était-ce vraiment possible d’avoir un futur avec tout ce qu’elle désirait ? – qu’elle fut happée par le noir de l’inconscient. Quand elle ouvrit à nouveau les yeux, il n’y avait plus de cavales, plus de poules, pas la moindre trace de Baba Yaga, pas plus que de la maison bienheureuse ; seulement les yeux inquiets d’Andrei penché sur elle avec un air interrogateur. Elle lui sourit, éclatante comme un rayon de soleil.
* solnechnyy luch = rayon de soleil
|