Elle écoutait, sans l'entendre lui. Comment l'aurait-elle pu, avec les cuivres qui s'endiablaient dans ses oreilles, les caisses qui les suivaient de si près qu'elle en aurait presque confondu les notes, et l'insolente intrusion des cymbales qui, à peine les oubliait-elle, se rappelaient à son bon souvenir ? L'homme en face d'elle parlait, parlait, et parlait encore sans qu'elle y prête autre chose qu'une attention de façade. La musique était plus importante que ce qu'il avait à dire.
Qu'Alexandra n'aimât guère les gens ne la rendait pas idiote pour autant. Elle avait même développé une certaine acuité pour détecter ce qui relevait de l'agacement chez autrui. Le rythme des lèvres qui s'accélère, le froncement intermittent des sourcils, les petites crispations indiquant que l'autre ravale son énervement. Dès qu'elle les voyait, la nettoyeuse lui faisait grâce d'un : «
Hin hin » solennel, qui se voulait encourageant. Prenez n'importe quel idiot content de s'écouter déblatérer, satisfait de l'importance de son discours, et il sera vite persuadé que vous lui accordez ce qu'il pense mériter.
«
Nom de Dieu, Kitsetskaya ! »
Enfin,
presque n'importe quel idiot.
«
Bas les pattes, c'est pas à toi ! » protesta la Russe lorsque l'autre lui chipa ses écouteurs. Les bottes enlevées de la table, le dos redressé et une main sous le manteau. Alexandra ne déconnait pas avec la musique.
«
On parle affaires là, je te les rends si t'ouvres tes oreilles et si tu fermes ta gueule. »
Elle avait déjà accepté des marchés plus alléchants, mais il fallait bien admettre que celui-ci était d'assez bonne guerre. Avec un marmonnement de blaireau contrarié l'ancienne tueuse lui accorda un signe d'assentiment qui secoua le bazar de ses mèches goudron.
«
Valentina Nikolaïeva, ça te parle à la Hanse ? »
«
Et ta mère ? » grogna-t-elle en retour, histoire de bien signaler son changement d'humeur. Elle aimait bien être claire et sans ambiguïté dans ses rapports professionnels. «
Oui, ça me parle. La petite minette qui a dû se faire sauter une main avec une grenade quand elle était petite, il paraît, mais je l'ai jamais rencontrée personnellement. »
«
T'as jamais vu de grenade te péter dessus, fais pas la maligne. Et c'est surtout une petite prodige des armureries. On voudrait lui passer une commande de groupe, si tu vois ce que je veux dire. »
Elle voyait, oui. Alexandra trempait dans les bas-fonds du métro depuis gamine, et les choses n'étaient pas allées en s'arrangeant avec le temps. Si certains marchands d'armes avaient encore de maigres scrupules à refourguer leurs pétoires à des criminels supposés, leurs hésitations avaient tendance à fondre devant l'importance de la demande. Et la perspective de futures transactions juteuses.
Les rats de Moscou étaient rarement à court de poulettes, et ils avaient un amour immodéré des flingues.
«
Et bien sûr vous avez pensé à moi pour jouer les messagères ? Comme c'est mignon » ironisa la femme, la bouche en cœur. «
C'est pas comme si j'avais tourné la page, hein ? »
«
Arrête ton char, t'as autant tourné la page que tu pisses debout. »
«
Et bah figure-toi que... »
«
Je veux pas savoir, Kitsetskaya. Tu ramasses un quinzième des cantines de munitions à l'arrivée. Et je précise bien : à l'arrivée. »
Elle fit la moue, étudiant l'offre. Ce n'était pas faramineux, mais c'était honnête. Juste assez pour que quelqu'un dans la merde accepte.
Et il fallait bien avouer que ça n'allait pas fort pour elle, dans l'Alliance Nord-Est.
«
T'as intérêt à payer le verre, corniaud. »
L'homme se contenta d'un sourire mauvais, plaquant sur la table la liste des fournitures.
*
«
Un AK, deux AK, un semi-auto Makarov, huit grenades à main, un Zastava... ça existe encore ce truc ? Bah ! »
Levant les yeux au ciel invisible, Alexandra déambulait dans le cœur marchand de la Hanse. Et plus particulièrement, tant qu'à conserver la métaphore cardiaque, dans son artère dédiée à son
shopping favori : celui des armes. Elle en aimait la mécanique simple, y avait pris goût comme l'amateur de vodka découvre les miracles de la distillation artisanale. Pas grand-chose ne lui échappait, et elle avait depuis longtemps compris que peu de flingues étaient véritablement meilleurs que d'autres. Il y avait juste des particularités, et dans son métier - ancien métier, se corrigea-t-elle à retardement - il fallait juste choisir le bon outil, celui adapté à la situation. Un peu comme un serrurier doit trouver la bonne clé ou le bon crochet.
Ses crochets à elle faisaient juste des trous dans les gens.
«
Oh et puis merde. »
Elle faisait face à un dilemme : le prochain convoi en direction du V.A.R. (il fallait être suicidaire pour repartir toute seule au bercail), c'était pour dans quelques heures. Deux-trois, à tout casser, sauf que les négociations en dureraient au moins une. C'était autant de temps perdu à ne pas lécher les vitrines inexistantes des rames commerciales, et quitte à remettre les pieds dans la Hanse, elle comptait bien en profiter.
Alexandra avait l'esprit à la fois pratique et déraisonnable, et trouva une solution à sa mesure.
«
Hé, le mioche ! »
Le mioche en question avait bien dix-huit ans passés, mais il s'arrêta tout de même.
«
Nikolaïeva ça te parle ? Oui ? Parfait ! » Et ni une ni deux, elle lui plaquait la liste sur le torse comme son associé l'avait fait sur la table. «
Un chargeur si tu lui amènes ça en mains propres. Elle est réglée à la livraison, c'est une pro', j'accepte son prix. »
Elle pouvait bien, ce n'était pas elle qui s'occupait de la facture.
Le môme opina du chef et disparut rapidement au coin de l'allée, la laissant s'aventurer d'étal en étal en s'abreuvant les mirettes d'autant de trésors qu'elle se rappelait avoir utilisé, ou désirait manier. C'était ce qui se rapprochait le plus d'une grande récréation, et puis, ses partenaires devaient bien se douter qu'elle ferait quelque chose comme ça lors de son bref séjour. Ils savaient comment elle était.
Alors autant en profiter !