Un rire sec et désagréable -même pour lui- lui échappa. En un instant, toute la sympathie et l’intérêt qu’il avait accumulé envers Saveli l’avait quitté, ne laissant que l’idée entêtante de lui allonger une droite. Stepan ne l’avait pas protégé, là était le cœur du problème. Celui qu’il avait en son fort intérieur proclamé père de substitution l’avait laissé en pâture au métro sans se retourne. Une fois de plus l’infamie humaine s’était écrasée sur lui, infligeant à nouveau à sa psyché une ébréchure et mutilant son corps. Inconsciemment, Airat accéléra le pas, dépassant légèrement le garçon, les épaules raidies par la colère. De sa main amputée, il releva sa capuche sur sa tête et fit disparaître ses traits durcis par l’agacement et la colère dans l’ombre du vêtement, prêt à ignorer le flot de question qu’il pressentait venir.
Ce fut la prise des doigts de Saveli sur la manche de son manteau qui le stoppa. Quelques secondes, il s’immobilisa, retenant le réflexe et l’envie de tordre le poignet de l’adolescent en serrant les poings à s’en blanchir les phalanges. Dans une inspiration profonde qui creusa son ventre et gonfla son torse, ses paupières se fermèrent lentement, un infirme geste de physionomie qui lui permit de chasser le surplus de haine à l’état brute qui menaçait d’échapper à son contrôle. Son métabolisme était solide : malgré le rachitisme dans lequel il était né, malgré ses problèmes de croissance à l’adolescence qui ne l’avaient jamais empêché d’insulter tous les enfants de son âge à Polis, Airat pouvait se targuer de rarement tomber malade, et de n’avoir jamais subit l’infection d’une plaie –Bénite soit Klara et ses talents indéniables de médecin. Mais cette fois, il avait découvert un étrange spécimen, fortement irritant, et qui menacé de lui filer de l’urticaire. Chaque mot, chaque verdict lâché avec assurance et verve par Saveli lui faisait l’effet d’un coup de brosse métallique sur la peau. Pourtant il prenait sur lui, continuant d’avancer malgré le gamin suspendu au bout de son bras, s’intimant d’attendre la fin de cette tirade pleine d’admiration et de révérence pour le paternel.
Il fit violement volte-face, à quelques centimètres du garçon, dardant sur lui un regard indéchiffrable dans l’ombre de sa capuche : froideur, colère, réprimande, défi. Sa poigne se referma d’abord sur les doigts toujours refermés en petite pince rachitique autour de sa manche, remontant ensuite jusqu’au poignet de Saveli pour le saisir fermement. Calmement, dans un geste à la rapidité et à la tension contrôlé, il éloigna la main du garçon pour la replacer au côté de son propriétaire avec un reflet désapprobateur au fond de ses iris.
Ne t’accroche à personne. Ou tu tombera.
Airat sentit sa prise sur le plus jeune lentement se relâcher, par mesure de sécurité, alors que l’idée qu’il aurait peut-être du saisir Saveli à la gorge pour le traîner jusqu’aux parois des tunnels et l'y étrangler lui traversait l’esprit. Pour la première fois, le Rouge se questionna un instant sur le sort du plus jeune une fois le paternel retrouvé et assassiné –décidément il devenait très Freudien. Le tuer ensuite ? C’était l’option la plus sûre. Et celle aussi qui dégoûtait le plus Airat et son éternel complexe de supériorité. Supériorité que des mains « propres » de tous crimes gratuits devaient lui assurer. Il n’était pas un assassin, mais rendait simplement au centuple ce que le métro lui avait infligé, et sauvait son esprit de la folie dévoratrice qui depuis des années guettait un moment de faiblesse pour prendre son mental.
Ne t’accroche à personne. Surtout par à moi.
« Une histoire de grands. Que je n’irais pas raconter à n’importe qui. »
Lâcha-t-il froidement, se retournant pour reprendre sa marche, refusant d’adresser un regard à Saveli. Il prédisait une dizaine de seconde avant d’entendre l’adolescent ronchonner qu’il était grand, ou s’offusquer de l’éternel irrespect que les adultes semblaient lui porter. Ses yeux tombèrent un instant sur le dos de Gaviil, quelques pas devant eux, son AK toujours dans les bras. Le mercenaire ne devait pas avoir perdu une miette de leur conversation. Et lui seul savait comment il pourrait retourner un jour ou l’autre tout cela contre Airat. Mais Airat reconnaissait que c’était de bonne guerre : Lui-même avait utilisé les secrets et les faiblesses du chasseur.