Le deal à ne pas rater :
Cdiscount : -30€ dès 300€ d’achat sur une sélection Apple
Voir le deal

Discontinuité - Interlude
Alexandre Prokhorenko
Date d'inscription : 19/02/2018
Messages : 98
Double-compte : Kir Sokolov
Alexandre Prokhorenko
Lieutenant-instructeur, chef de section du Bastion Vympel
Jeu 22 Mar - 15:28

Passeport
Age :: 32
Patronyme :: Nikitovitch
Surnom :: Stena
Pas de course régulier sur fond d’éréthisme cardiaque, étourdissements passagers, et système nerveux en montagnes russes. Adrénaline, endorphines, dopamine, un véritable cocktail molotov explosait le jugement du lieutenant. Il lui semblait flotter à quelques centimètres de son propre corps, détachement salvateur d’une myriade de réflexions qu’il menait de front, comme en intrication quantique. Altération des processus cognitifs, nota-t-il dans un garde-fou mental, tandis qu’il s’éloignait de l’étal de Shaheed. Un jour, le vieil homme lui raconterait son histoire. Il avait comme sa mère, fuit Téhéran. Pourquoi s’était-il trouvé à Moscou au moment des bombardements ? Alexandre aimait discuter avec les gens et savoir pour qui il se battait, à quelles vies il vouait la sienne. Il se frotta les yeux sans ralentir sa course, la gorge sèche en dépit du verre d’eau que lui avait offert le marchand.

Les points de ralliement défilaient, les hauts plafonds s’abaissaient et leurs dorures ternissaient, dépouillés des lustres de bronze réquisitionnés pour la fonte d’arme et de matériel. Le sol de marbre devenait granit multicolore, puis béton brut, rémanences architecturales historiques sous les parois composites des bâtiments assemblés, des habitations et des commerces. Alors il longeait une allée carbone, sombre et sale, au plafond bas et étouffant, pour rejoindre ensuite les quais de marchandises, puis empruntait des couloirs de service jusqu’à déboucher devant l’étendue baroque d’Arbatskaïa, la station merveilleuse. Monument souterrain de construction soviétique, petite Versailles. Grandeurs, décadence et atomisation du métro moscovite, fief de la fière caste guerrière de Polis, la ville-lumière.

Visages connus dans les couloirs, librairies mnésiques de noms prononcés tout au long de sa progression, saluts donnés et rendus à chaque mètres parcouru. Effusions de ‘Leïtenant’, de hochements de tête, de signes de main discrets dans la foulée. ‘Yefreïtor’, ‘Ryadovoï’, ‘Koursan’, s’entendait-il répondre machinalement ou avec panache, manifestant toute la célérité propre aux officiers débordés. Coups d’épaules fraternels, distribution de high five éclair à de rares inconditionnels. Il n’était plus qu’une onde gravifique se propageant avec force pesanteur au milieu des vagues de soldats qui s’élançaient à contrecourant. Oksana Philipovna déboula dans le couloir principal à un instant indéterminé, une serviette passée autour du cou, les cheveux encore humides.
« Double marathon ? » décocha-t-elle en suivant le mouvement, fonçant dans la même direction tel un projectile humain incoercible.
« Neh, » feula-t-il en saluant un énième ksatriya d’un énième hochement de tête.
« Hey Nikitovich, t’as vraiment une tête de merde. » Elle le dévisageait tandis qu'elle avançait de conserve, plissant les yeux d’effarement.
« Y parait, » railla-t-il en s’apprêtant à virer à gauche, les vestiaires dans le collimateur. Mais il ajouta, tout en lui caressant l’avant-bras d’un geste aussi tendre que rapide : « Rien d’inquiétant, ne t’en fais pas. » Il se voulut rassurant et referma sa main sur celle de la jeune femme, y exerçant une légère et unique pression, avant de la planter devant l’entrée des douches sans autre forme de procès. Une de ces attentions inhabituelles qui acheva d’alarmer le sergent-chef Dezhnova. Depuis les vestiaires, face à son casier, il put l’entendre lui balancer « On avait dit qu’on essaierait la drogue ensemble ! » Des rires et des huées s’élevèrent en autant de démonstrations d’entrain et d’encouragement primaux, et Prokhorenko se marra doucement, sans se laisser distraire.

Il effectua un rapide passage à ses quartiers pour enfiler un pantalon d’uniforme et un tee-shirt à manches longues propre. Le reste du matériel fut enroulé dans sa combinaison et rangé sous sa banquette. Il hissa la lanière du fusil à son épaule, crosse repliée, et boucla sa ceinture tactique regarnie. L’équipement nécessaire à l’exploration, dût-il y prendre part, était à l’armurerie et réservé à son nom ainsi qu’à celui de Burov. Il quitta l’aile dortoir d’Arbatskaïa Sud à 6 :35 AM après avoir scellé les vêtements possiblement contaminés dans une housse imperméable, qu’il déposerait au labo contre faveur, de manière informelle. Après tout, le major n’avait pas déclenché de protocole.

Son état n’avait pas l’air d’empirer, s’hasarda-t-il à constater dans un élan d’autosuggestion, tandis qu’il remontait le large corridor des quartiers militaires. Sur le chemin, ses réflexions dérapèrent sur la pente de Murphy : peut-être était-il porteur d’un agent pathogène inconnu, peut-être était-il actuellement le vaisseau d’un prion fulgurant. Une simple intoxication n’expliquait pas la nature des phénomènes dont ils avaient été les témoins. Non, des hallucinations, s’exhorta-t-il, externes et cénesthésiques, l'humeur mitigée entre confusion et colère. Leur extraction n’avait pas été règlementaire, le fait même qu’il pût se balader librement au contact de toute une population était inacceptable, où diable était passées les mesures de gestion des menaces chimiques et biologiques ? Qu’allait-il dire à Anya ? Qu’allait-il lui taire ? Etait-ce même prudent... Avait-elle vu son frère, depuis son retour ? Une toute autre histoire, un tout autre problème. Perdu dans ses considérations, un grondement de contrariété lui échappa et lui valut un énième « Leïtenant » de rigueur. Il secoua la tête, étirant un immense sourire d’embarras, et pressa le pas. De nouvelles fournées de salutations et de gestes de main achevèrent de chasser toute trace d’exaspération sur son visage, il devait maintenir les standards qui étaient attendus de lui, en toute situation. Le premier étant de ne pas affoler la population.

Ce n’est qu’après avoir dévalé les méandres labyrinthiens du centre médical qu’Alexandre s’autorisa à se relâcher. L’antichambre de la salle d’examen indiquée était vide et exiguë. Modeste. Il frappa vigoureusement à la porte de la brahmane tout en calant son avant-bras contre le chambranle. Et il se ploya avec la lenteur d’un golem retournant à son immobilité de glaise, avant d’y appuyer le front. L’idée qu’il pût s’endormir à même le mur le traversa tandis qu’il fermait les yeux, titan statufié sans maniérisme et sculpté dans la prostration, loin des regards congénères.
Anna Volkovar
Date d'inscription : 27/03/2017
Messages : 414
Double-compte : Nina
Anna Volkovar
Médecin-chirurgien
Ven 23 Mar - 10:18
Médecin-chirurgien

Passeport
Age :: 28 ans
Patronyme :: Nikitovna
Surnom :: Anya
Le breuvage tournoyait lentement dans la vieille tasse en aluminium. De discrètes volutes s’en échappaient par moment, le café était encore tiède. D’un brun presque noir, il accrochait de temps à autres la lumière blafarde du plafonnier. Une main appuyée sur le bureau, l’autre agitant la tasse d’un léger mouvement circulaire, Anna consultait le courrier qui venait de lui parvenir. Avec un soupir, elle passa au dossier suivant et profita de l’interlude pour boire une gorgée de café. D’un claquement de langue, elle estima qu’il était trop froid et posa la tasse sur le bureau avec un bruit mat. Le courrier suivant se présentait sous la forme d’un télégramme. Se redressant légèrement, la jeune femme consulta l’horloge accrochée au mur, ultime symbole de puissance et de richesse dont elle puisse s’enorgueillir. Le message était arrivé une dizaine de minutes plus tôt, une note expresse émanant de l’état-major. Tandis qu’elle relisait le message et en analysait le contenu, des bruits de bas lui parvinrent du couloir donnant sur son bureau.

Allait-on vraiment la déranger à cette heure aussi matinale ?

Anna accueillit les coups frappés à sa porte en plissant les yeux et serrant les dents. Elle posa le courrier sur son bureau, veillant à le retourner afin qu’aucun regard indiscret ne puisse en lire le contenu. Se composant un visage plus amène, elle but d’un trait le reste de café et s’en resservit une nouvelle tasse en prévision des tâches qui allaient suivre. Comme elle rajustait son débardeur et enfilait par-dessus les vestiges d’une ancienne blouse médicale, elle se dirigea d’un pas vif vers l’unique porte de son bureau. Et dire que je viens de commencer mon service, songea-t-elle en ouvrant la porte, se préparant à tout ce qui pouvait bien lui tomber dessus à cette heure-ci. Sa surprise ne fut donc pas feinte lorsqu’elle découvrit dans l’encadrement de la porte l’imposante carrure d’Alexandre Prokhorenko.

D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, il n’avait pas toujours été aussi grand. Il fut peut-être même un temps où elle l’avait dépassé d’une tête. Révolu désormais, pensa-t-elle en observant la silhouette voûtée appuyée contre le chambranle de la porte. Ce dernier releva la tête avec une seconde de retard. Anna n’eut pas besoin de croiser son regard pour deviner que quelque chose clochait. Elle glissa aussitôt une main sous son coude et l’autre sur son épaule pour le guider vers la table de soin. Les gestes se voulaient doux, rassurants, mais ils trahissaient l’habitude consommée du praticien. Tandis qu’elle invitait le soldat à s’allonger sur la table d’auscultation, elle jeta un bref regard au télégramme qu’elle avait reçu quelques minutes plus tôt. Un sourire sarcastique effleura ses lèvres, disparaissant au moment même où son regard revenait sur Alexandre.

- Lieutenant Prokhorenko, je ne m’attendais pas à vous recevoir, lança-t-elle dans une vague imitation protocolaire.

Une intoxication au gaz et c’est vers moi qu’on t’envoie ? Compléta-t-elle mentalement. Où c’est plutôt toi qui es venu vers moi ? La pensée se fit insidieuse, lui rappelant la tension qui s’était progressivement installée entre les deux amis. Sans qu’elle ne puisse l’expliquer réellement, Anna s’était sentie peu à peu de moins en moins à l’aise en sa compagnie. Elle avait fini par atteindre le point de rupture où elle n’acceptait plus les accents protecteurs du meilleur ami de son frère et s’était graduellement éloignée de lui ; jusqu’à soigneusement éviter sa présence depuis son retour de V.A.R.. Anna s’était tournée l’espace d’un instant, dissimulant ses pensées tout en cherchant du matériel médical dans l’armoire derrière elle.

- Symptômes ?

La question avait été lancée par-dessus son épaule. Connaissant l’esprit analytique du lieutenant-instructeur, elle ne doutait pas un instant qu’il ait déjà émit un pronostique. Tandis qu’elle écoutait ses explications, elle opérait ses propres observations, s’aidant de quelques outils au passage. Au moment où le flot d’explications, relativement rationnel compte tenu l’état du patient, se tarit, elle conclut par un claquement de langue sonore et attrapa le dernier outil disposé à côté d’elle et dont elle ne s’était pas encore servie. Elle plaça puis ajusta le masque d’oxygénation sur le visage du lieutenant, ses gestes étaient précis et délicats.

- Probablement une intoxication au CO. L’exposition a été relativement courte, une oxygénation monobare devrait suffire, énonça-t-elle sans émotion tandis qu’elle pressait le dispositif à intervalles réguliers pour lui insuffler de l’air.

Ses yeux ne quittaient pas l’horloge murale afin d’insuffler un rythme régulier. Le regard fixé sur les aiguilles, elle évitait soigneusement celui d’Alexandre. Progressivement, elle sentit cette espèce de malaise qu’elle ressentait en sa présence reprendre le dessus. L’urgence passée, la tension se réinstallait au fil des minutes écoulées, pernicieuse.

- La note indiquait un second soldat exposé, un de tes hommes ?

Elle avait lancé sa question sur le ton de la discussion. Elle savait pertinemment qu’il lui était impossible de répondre avec le masque sur le visage mais elle avait posé son regard sur lui, l’espace d’une seconde. Elle faillit manquer une impulsion, réajustant adroitement le rythme à la manière d’un musicien prit à contre-pied. L’hésitation aurait pu passer inaperçu pour n’importe qui, mais au moment même où elle avait frémit, elle sut que rien n’avait échappé au lieutenant. Depuis qu’elle avait commencé l’oxygénation, il ne l’avait pas quitté du regard, les pupilles mordorées braquées sur elle. Les mâchoires contractées, elle le défia en plongeant dans ses prunelles, soutenant l’éclat implacable qui les éclairait. Au terme d’une minute qui lui parut interminable, elle décrocha son regard du sien et le reporta sur l’horloge murale. Elle cligna des yeux à deux reprises puis hocha doucement la tête. Elle prit ensuite la main d’Alexandre et la posa sur le dispositif d’oxygénation, elle imprima plusieurs mouvements pour lui montrer le rythme.

- Continue comme ça s’il te plait.

Elle attendit quelques secondes, la main toujours posée sur la sienne pour vérifier qu’il s’y prenait correctement. Le contact, ordinairement anodin et mécanique, renforçait le malaise qu’elle ressentait à son égard. Avec un sourire un peu bancal, elle retira sa main puis se retourna. Avisant dans l’armoire médicale ce dont elle avait besoin, elle prépara une seringue à partir d’une fiole rangée dans une boite hermétique. Lorsqu’elle se retourna, elle lui désigna la seringue.

- C’est par mesure de précaution, au cas où il puisse s’agir d’un gaz plus virulent.

Par le passé, beaucoup de soldats possédaient leur propre dose d’injection de la sorte. L’antidote était devenu à présent extrêmement rare par son impossibilité à le reproduire.  Le centre médical de Polis n’en possédait qu’une quantité restreinte dont il veillait jalousement. S’il ne s’agissait que de précaution, la jeune femme jugeait nécessaire d’en utiliser sur le lieutenant. L’absence d’informations probantes concernant le gaz qu’il avait inhalé l’inquiétait plus qu’elle ne le laissait paraître. Anna espérait simplement que son confrère aurait la présence d’esprit de l’administrer à l’autre soldat intoxiqué. Cherchant l’approbation dans le regard d’Alexandre, elle saisit son bras libre et le disposa de manière à lui injecter l’antidote. Par habitude, ses doigts glissèrent le long de la veine qui parcourait le creux de son bras. Au moment où elle remontait le long de son biceps, elle enfonça la seringue dans le muscle et la retira aussitôt l’injection terminée. Relevant alors le regard, elle s’excusa de sa feinte avec un sourire puis déposa la seringue sur la desserte à sa gauche.

- Tu peux arrêter et retirer le masque. Vas-y doucement.

La jeune femme s’était déjà retournée. Dans un coin de l’office trônait un point d’eau où elle s’y lava les mains de longues secondes. Lui tournant le dos, elle prêtait une oreille attentive à ses mouvements. Lorsqu’elle fit volte-face, Alexandre s’était redressé sur un coude et l’observait de cet air indéchiffrable qui troublait tant les hommes sous sa gouverne. Anna y répondit d’un haussement de sourcil, étonnée de l’examen dont elle faisait l’objet. Avec un sourire, elle jeta un coup d’œil à son décolleté et remonta le boutonnage de sa blouse d’un cran puis réajusta son col.

- Je ne pensais pas que ça puisse te perturber autant.
Alexandre Prokhorenko
Date d'inscription : 19/02/2018
Messages : 98
Double-compte : Kir Sokolov
Alexandre Prokhorenko
Lieutenant-instructeur, chef de section du Bastion Vympel
Ven 23 Mar - 18:48

Passeport
Age :: 32
Patronyme :: Nikitovitch
Surnom :: Stena
Le vortex réapparut sous ses paupières, la distorsion visuelle le narguait en flottant devant lui, phosphène incrusté sur ses rétines. A moins que l’hallucination, insidieuse, ne soit qu’un message crypté de son inconscient. Une manière de lui souffler que quelque chose était en train de le dévorer de l’intérieur, un tour noir dont le rayon de Schwarzschild n’avait de cesse de s’étendre. Un laps de temps, une dizaine de secondes tout au plus s’étaient écoulées depuis qu’il avait fermé les yeux. Le mur aurait presque été confortable, et l’encadrement de la porte, tel un oreiller douillet. Le grincement d’ouverture le fit à peine sursauter et il eut la présence d’esprit de s’écarter à temps, conscient de l’endroit où il se trouvait. Anna lui épargna l’embarras de la surprise en l’entrainant sans formalité à l’intérieur du cabinet. Plus que jamais il se fit l’effet d’une créature de granite aux membres encombrants, actionnant ses lents rouages pris dans le calcaire du temps. Et rappelé à la vie en deux infimes points de contact, au travers desquels se communiquait une chaleur bienvenue. Las et engourdi, il se laissa guider sans broncher, taisant les craintes paranoïaques multipliées comme autant de cellules cancéreuses en son esprit. Un bon point, songea-t-il, preuve que sa faculté de juger n’était pas tout à fait éméchée. Le lieutenant économisait ses forces autant que sa salive, s’épargnant dès lors un diagnostic de dérangement mental.

La table d’auscultation s’ébranla dans une série de craquements plaintifs, en dépit de ses mouvement précautionneux, et il s’y déploya lentement, jusqu’à ce que ses omoplates musculeuses enfoncent le maigre rembourrage. De là, il observa la brahmane s’affairer à son bureau, avec le regard imperturbable d’un grand félin endormi. Il ne vrilla pas d’une once, lorsqu’elle daigna enfin lui jeter un coup d’œil, son expression s’éclairant au contraire d’un discret sourire, solaire. Anya, la femme en colère, l’éclat sombre de la rébellion perpétuelle dans le regard, azur chargé, orage d’été qui manqua souvent de lui éclater à la figure.
Plus avisé qu’il ne l’avait été encore récemment, il avait décidé de ne plus intervenir. De ne plus interférer avec les choix de la brahmane, du moment qu’elle n’enfreignait pas les règles sous son nez. Du moment qu’elle ne rechercherait pas activement son aide. Les Volkovar étaient extrêmes, chacun à leur façon, et qu’il le voulût ou non, il finissait toujours par se faire griller, violemment projeté hors de leur champ de force, soumis aux attractions fondamentales du grand attracteur et du grand repoussoir. Mieux valait que chacun restât dans son amas galactique, hors d’atteinte des filaments stellaires des deux autres, rêvassa-il vaguement. Il ferma les yeux devant la théâtralité de la question rhétorique, résorbant le sourire gentiment ironique qui venait d’éclore à ses commissures.

La table était plus confortable que le mur, dût-il se l’avouer, tandis qu’il glissait un avant-bras sous sa nuque, de manière à garder la tête surélevée. Et la vue du plafond, bien austère, en comparaison de l’évolution affairée de la silhouette féminine. Curieux mélange de grâce mécanique et de souplesse claquante, ainsi apparaissait la médecin au militaire dont le regard, magnétisé, ne perdait aucun des mouvements.
« Vertiges, nausées, palpitations cardiaques, irritation des voies respiratoires, irritation des yeux et hallucinations, » énuméra-t-il d’un timbre profond et enroué, trainant le ton avec un aplomb qui avait quelque chose d’incongru. Il marqua une pause tandis qu’elle approchait le masque, et ajouta tout simplement : « Psychose ». Le rais ambré de son regard s’était dirigé sur le visage d’Anna, la braquant sans gêne en contrehaut, dans un silence marmoréen. Puis il cilla lentement, tandis qu’elle apposait le masque à oxygène, pour rouvrir les yeux tout aussi lentement, à demi seulement. Intoxication au monoxyde de carbone.
Probablement, se répéta-t-il sans conviction, tenaillé par un sentiment de doute insurmontable : il y avait quelque chose d’autre, là-bas, quelque chose de bien plus dangereux que du CO. Il cilla de nouveau, lui livrant cette fois un regard entier, à mi-chemin entre la terreur et l’innocence, un écarquillement subreptice trahissant son apparente décontraction. Un autre soldat exposé. L’imbroglio de considérations concernant Andreï refit surface.

Plus tard, s’exhorta-t-il, retrouvant son flegme. Il remonta le poignet contre son pectoral, comme s’il s’apprêtait à prendre la relève, cherchant à poser sa main sur celle d’Anna, avant de se raviser, in extremis. Parce qu’il avait décelé sa gêne, la voyant frémir, accusant à son tour une décharge électrisée qu’il jugea malvenue. Or, ce qu’il interpréta comme de la défiance à son égard s’était répercuté en un élan de désir. Elan qu’il se força à dompter aussitôt. Bénis soient les pantalons cargos renforcés de kevlar. Il respirait profondément, dans une aisance renouvelée, et son coffre volumineux se soulevait et s’abaissait lentement, tiraillant le tissu du tee-shirt trop étriqué pour sa carrure sculpturale. Moyens du bord, économie post-capitaliste et avare.

Il entendait son souffle puissant, amplifié sous le masque, sentait le cognement vigoureux de son cœur, et accusait le coup de sang, dérangeant, tandis qu’il verrouillait la focale de son regard radiant, héliodore, dans le bleu sidéral, insondable, de Volkhovar. La sœur. Il s’y accrochait pour ne pas tout bonnement tomber dans un état d’ensommeillement, sous l’impression de se prendre un nouveau shoot hypnogène.
Alexandre refusait catégoriquement de laisser les commandes à son instinct, en roue libre. Lève-toi, tire-toi de là, s’ordonna-t-il dans un nanoseconde de panique, avant d’être rappelé à l’immanence par le contact de la main sur la sienne. Il s'était tendu, prêt à se rehausser, sa musculature contractée d’un soudain, avant de se relaxer à nouveau, sous le geste médical de la jeune femme. Docile, il obtempéra, retrouvant le contrôle par le simple fait de se concentrer à l’exécution d’une consigne.

Dans un éclair de lucidité, il comprit pourquoi la profession d’Anna l’avait autant contrarié par le passé. Au-delà de sa témérité et des risques inconsidérés qu’il lui arrivait de prendre. C’était la première fois, en un quart de siècle depuis qu’ils se connaissaient, qu’elle l’examinait, qu’elle portait sur lui un jugement chirurgical. Jugement auquel il devait se soumettre. Qu’elle le soignait. Qu’elle s’occupait de lui. Ce n’était pas l’ordre des choses auquel il avait souscrit en recevant le tatouage de la caste guerrière. La voir à l’œuvre, avec un professionnalisme et un détachement auxquels il échouait à répondre avait de quoi le tarauder. Le constat de sa faiblesse et de son immaturité, tandis qu’il se retenait de ne pas tout bonnement inverser les positions de leurs mains, pour refermer la sienne sur celle de la jeune femme. Et l’attirer contre lui, verrouillant l’étau de ses bras en un longue étreinte. Elle se détourna au bon moment, et elle dut certainement l’entendre expier un long soupir de soulagement, profond, sous le masque.

Fierté et désir piqué à l’approche de la seringue, Alexandre émit un râle de protestation, étouffé sous le dispositif d’oxygénation. Etait-ce vraiment nécessaire ? semblait-il l’implorer du regard, ses prunelles d’ambre, liquides devant l’aiguille. Protestation purement rhétorique, lui donnant un instant l’air comique. Il déplia le bras sur lequel reposait sa nuque, et lâcha brièvement le masque pour retrousser la manche du tee-shirt au-dessus de son biceps. Puis il se rallongea complètement, Anna dans son champ de vision périphérique, tout en serrant le poing pour faire saillir ses veines. Le relief de sa musculature en fit autant, spectaculaire, et son épiderme métissé se nervura d’un soudain. Il roula la tête de côté, éprouvant l’éphémère caresse en un frisson traitre, tout en attendant sciemment le moment de la piqure. Stena décimait des meutes de nosalis, se battait contre des mutants, s’était fait tacler par un bibliothécaire qui avait failli à lui arracher le bras. Mais il serrait les dents d’appréhension, en apnée, à la merci d’une seringue. Un tic nerveux fit tressauter sa paupière inférieure lorsque l’aiguille pénétra ses chairs. Et ce fut terminé : il y survivrait.

Il se rehaussa aussitôt sur un coude, l’autre main agrippée au masque, et livra un regard lourd de faux reproches à la brahmane, un méchant sourire lui tordant la commissure des lèvres. Mais il regretta aussitôt sa liberté de mouvement nouvellement gagnée, trop vif, et essuya un vertige. Il s’affaissa sur l’avant-bras et le masque lui dégringola du torse. Lorsqu’elle se retourna, il fit comme si de rien n’était, nonchalamment calé, l’accueillant d’une expression désinvolte.
Alexandre lui avait toujours trouvé un côté ardent, inextinguible. Ce qui le rendait jadis irascible, bien qu’il fût beaucoup plus diplomate qu’Andreï sur la manière d’exprimer ses inquiétudes. Elle était ingérable. Désirable. Encore une fois il ne chercha pas à éviter son regard, l’observant au contraire d’une attention soutenue, enveloppante et intense.

Il sourcilla à peine devant le manège de la jeune femme, l’air sibyllin, et répondit à ce qu’il interprétait comme une boutade, avec un sérieux qui le surprit lui-même.
« Je ne m’y attendais pas non plus. » Avec latence, il baissa enfin les yeux et se redressa, envoyant ses pieds au sol. La table grinça et trembla de nouveau, le vacarme qui s’en élevait aurait presque eut de quoi le vexer.
« Je pensais croiser Dryukha en venant ici, » déclara-t-il aussi posément que possible, « mais il a dû être envoyé chez Kraïevski. » Il avança vers elle, prudemment, se sentant beaucoup trop léger, et lui porta un regard interrogateur. La pièce était petite, le mobilier sommaire, et les murs recouverts d’étagères et d’équipement en réduisaient un peu plus l’espace. En deux pas, Alexandre franchissait la distance. « Si j’suis bon à y retourner, ce sera pareil pour lui. » Il fronça légèrement, posa une main sur sa hanche après avoir machinalement rabaissé sa manche, et se frotta la figure de l’autre, tout en poursuivant dans un grondement las : « A moins qu’il ait pris plus cher que moi. »

Il laissa retomber sa main et regarda la jeune femme avec un sérieux religieux, dans l’attente du verdict. Il n’avait aucune envie d’effectuer cette mission et le sous-lieutenant Burov s’était montré ravi à l’idée de faire ses preuves en tant que squad leader. Mais Alexandre était un ksatriya modèle et se plierait aux ordres du major. Loin dans ses arrières-routines réflexives, il réalisa qu’il venait d’apprendre à la brahmane que l’autre soldat intoxiqué n’était personne d’autre que son propre frère
Anna Volkovar
Date d'inscription : 27/03/2017
Messages : 414
Double-compte : Nina
Anna Volkovar
Médecin-chirurgien
Ven 23 Mar - 22:50
Médecin-chirurgien

Passeport
Age :: 28 ans
Patronyme :: Nikitovna
Surnom :: Anya
Un sourire sibyllin dansait sur les lèvres de la jeune femme tandis qu’elle suivait du regard les mouvements de l’instructeur. Les muscles roulaient sous la peau d’albâtre et se dessinaient sous la fine étoffe. Aussi mal en point puisse-t-il se trouver, il émanait toujours du soldat une force magnétique. Nul besoin de croiser son regard d’or fondu pour connaître ses intentions. Sans surprise, il se relevait déjà. D’un claquement de langue, Anna exprima son mécontentement, réprimant un froncement de sourcil. N’était-il pas de son rôle de médecin d’imposer le repos à son patient ? Dans le cas du lieutenant Prokhorenko, la jeune femme savait pertinemment qu’il était vain d’essayer. Bien ancré dans ses habitudes, Alexandre ne supportait pas l’immobilité, encore moins la position de faiblesse dans laquelle il se situait. En l’espace de quelques secondes, il rétablissait sa supériorité physique, la surplombant de toute sa hauteur. Deux enjambées avaient suffi pour réduire l’espace entre eux. Bien trop proche au goût de la chirurgienne. De cela, évidemment, elle n’en montra rien. Son sourire s’était figé au moment où il avait prononcé le surnom de son frère. Le visage fermé, elle leva les yeux pour soutenir le regard du soldat puis secoua doucement la tête en signe de protestation. Dans ses gestes et dans son attitude recélait un calme implacable. Dans son regard en revanche prenait place un chaos menaçant. Lentement, elle leva une main et la posa sur le torse d’Alexandre. D’une ferme pression sur le pectoral, elle lui intima de retourner à sa place.

- T’es pas bon à y retourner, grinça-t-elle.

Le ton était sans appel. Insistant pour que le soldat obtempère, elle le vit chanceler puis reculer. Il pouvait tenter de feindre son état, le médecin qu’elle était n’y prenait pas. D’autant qu’elle sache, Alexandre Prokhorenko ne possédait pas une capacité de récupération hors-norme. Lui. Aussi solidement constitué fut-il, Alexandre n’était pour l’instant pas en mesure de résister aux consignes de la jeune femme. Et puis au fond de son esprit avait germé une certitude : il ne s’en sortirait pas à si bon compte. Les lèvres pincées, le sourire qu’elle affichait quelques secondes plus tôt ne formait plus qu’un pli effilé. Comme il s’asseyait, la table d’auscultation protestant sous sa masse, elle inspira longuement. Les grincements de la table firent jaillir une pensée parasite : un jour elle devra la remplacer. Anna renifla bruyamment. Elle rassemblait ses pensées, triait ses émotions. Si elle s’était trouvée un instant submergée par le doute, l’esprit rationnel de la jeune femme avait rapidement repris le dessus. Les paroles du lieutenant avaient été analysées soigneusement, les conclusions tirées et les liens établis.

- Pourquoi Andreï était avec toi ?

Les deux amis n’avaient jamais appartenu au même détachement. Leurs missions étaient relativement différentes et les probabilités pour que leurs fonctions se croisent minimes. Pourtant elle venait d’apprendre que son frère avait été également empoisonné par un gaz inconnu. Une pensée fila en direction de son confrère qui s’occupait de lui. Elle cligna des yeux à deux reprises et émis la prière qu’il ait pensé à injecter l’antidote. Par précaution. Comme elle réajustait sa vision, elle croisa le regard d’Alexandre qui l’observait sans un mot. Pourquoi ce silence ? Pourquoi Alexandre lui avait été emmené et non Andreï ? Depuis le temps qu’elle exerçait, elle avait fait ses preuves concernant le devoir professionnel et l’attachement personnel. Son frère était déjà passé sous ses mains une paire de fois, conscient ou non. Comme elle se persuadait de n’en comprendre la raison, une pensée s’imposa dans son esprit. Parce qu’il avait choisi de l’éviter, parce qu’ils étaient en froid, pensa-t-elle avec colère.

- Stena, qu’est-ce qui se passe avec Andreï ?

Elle avait détaché chacun de ses mots, les prononçant avec difficulté. Les lèvres pincées en un rictus douloureux, elle se faisait violence pour ne pas l’assaillir de questions. Les sourcils toujours froncés, elle prit conscience de sa main toujours posée sur le torse d’Alexandre. Elle l’observa quelques secondes puis se sentit vaciller. Elle la retira vivement, le poing fermé. Croisant aussitôt les bras sur sa poitrine, elle cherchait à dissimuler le tremblement naissant de ses mains. Lorsqu’elle releva les yeux vers Alexandre, elle ne cherchait plus à masquer le malaise qui l’envahissait. Dans son regard s’agitaient les questions concernant son frère et la somme d’inconnues qu’il constituait depuis qu’elle était revenue de V.A.R.. A la manière d’un rayon de soleil crevant un ciel de tempête, une lueur de détresse dansait dans ses prunelles ; unique faiblesse qu’elle laissait entrevoir. Mâchoire en avant et sourcils froncés, elle le mettait au défi de lui dénier la vérité.

Au diable Alexandre Prokhorenko et ses penchants protecteurs !
Alexandre Prokhorenko
Date d'inscription : 19/02/2018
Messages : 98
Double-compte : Kir Sokolov
Alexandre Prokhorenko
Lieutenant-instructeur, chef de section du Bastion Vympel
Sam 24 Mar - 10:57

Passeport
Age :: 32
Patronyme :: Nikitovitch
Surnom :: Stena
La pièce exigüe s'emplit soudain de décharges atmosphériques propres à dissiper toute tension érotique. Mentionner le nom du stalker avait été une erreur, comprit-il trop tard. La malédiction triumvirale planait au-dessus des trois enfants de Nikita, pour s’abattre sur Alexandre Nikitovich, intrus au milieu des tirs croisés. Prêt à battre en retraite sous le prétexte du devoir, il ouvrit la bouche en guise de protestation. Mais il ravala ses mots devant la poussée d’autorité dont faisait preuve la brahmane. Prophétesse en sa maison, songea-t-il, sincèrement impressionné.

Le lieutenant était un homme capable de lancer ses raisonnements sériels complexes, de superposer en son esprit une myriade d’inférences bayésiennes et de prendre une décision critique dans le feu de l’action, les vies de son équipe pendues à son mot d’ordre. Mais il était présentement infoutu d’aligner deux mots dans une réponse logique qui pût le sortir d’affaire, et sa tête lui semblait étrangement légère, comme le reste de son corps. Quels étaient les effets métaboliques du produit qu’Anna venait de lui injecter déjà ? Il échouait à se souvenir des explications délivrées quelques minutes plus tôt seulement. Il résista d’abord à la pression, sans avoir véritablement cherché à lui offrir une quelconque résistance. Massif et lent du rouage, il l’obligea à appuyer la main et sentir le martellement de son cœur, sous la barrière de sa musculature d’airain.

Que voulait-elle, bon dieu. Ce n’était qu’un laps de temps qui lui parut s’étendre une éternité. Un laps de temps durant lequel son esprit fut autrement capable de projeter une séance privée derrière ses rétines. Ne pas y retourner ? « Oh, » réalisa-t-il enfin en étirant une grimace d’embarras, les sourcils froncés de contrariété. Pour le coup, retourner dans la galerie contaminée lui paraissait moins dangereux que d’essuyer l’inquisition de la chirurgienne. Il leva les deux mains à mi-hauteur, tenu en joue par celle de la jeune femme, et entama un retrait à découvert, avec une nonchalance qu’il regretta sur le champ. Son équilibre vestibulaire n’était pas tout à fait indemne, et il chancela au premier pas, plaidant superbement contre son cas. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en arrivant près de table, avant de perdre lentement son altitude. Alors seulement, il revint affronter le regard cobalt, faisant montre d’une sorte de résignation déterminée. Encore un peu et il entendait la goupille de désarment chuinter. Mais ce n’était que le mobilier médical, qui agonisait de nouveau sous son poids.

Anna était terriblement inquiète. Mentionner ne serait-ce que l’existence d’Andreï avait été un faux pas de sa part. « Coïncidence, » décocha-t-il en fichant son regard droit dans celui de la jeune femme, on ne peut plus sérieux. Il ne souriait plus et les traits de son visage s’étaient durcis. Il gonfla les joues et soupira profondément, tout en secouant lentement la tête, se préparant à formuler la suite.

Ne sachant par où commencer ni comment aborder le sujet, il détourna les yeux un instant, emprunt de considération et de colère mêlée, se mordant machinalement la lèvre inférieure. La table grinça, sa main vint se refermer sur celle d’Anna, enveloppante dans un geste exempt de coercition. Mais elle retira aussitôt la sienne, comme sous l’effet d’une brûlure. Il ne s’en formalisa pas, aux prises d’un trouble autrement périlleux. Raclement de gorge, nouveau geste de dénégation incrédule.

« Anya, tu sais ce qu’il traverse, » commença-t-il, grave, « il faut lui laisser le temps. » Mais elle ne semblait pas convaincue. Qu’y pouvait-il vraiment ? Que pouvait-il ajouter de plus, se demandait-il au fond, tandis qu’il observait la gamine devenue femme avec une intensité qui valait tous les mots possibles. Probablement avait-elle besoin de partager son désarroi, un besoin de consolation impossible à rassasier, croyait-il. Alors, il se lança sans se douter un seul instant qu’il était en train de lui apprendre quelque chose qu’elle ignorait entièrement. « Tu sais, je n’ai pas plus accès à lui que toi. Probablement moins, même. Mais, il va s’en sortir, à sa manière. Le pire est passé. » Il acquiesça à plusieurs reprises à ses propres paroles, voulant se montrer encourageant. Mais ce n’était manifestement pas suffisant. Il poussa un nouveau soupir et haussa les épaules. « Je pensais qu’on s’était paumé pour de bon quand c’est devenu sérieux entre Tanya et lui. » Il secoua la tête. « Mais depuis sa mort, il est devenu un parfait étranger. Je ne peux rien faire de plus pour lui, Anya. » Il plaidait la clémence et sa sortie du trinôme, d'un timbre de voix bas et vibrant. La résolution prit un éclat violent dans ses prunelles d’ambre tandis qu’il dardait son regard dans celui de son amie d’enfance.

Il atteignit l’épaule de la jeune femme sans avoir eu à se décoller de son appui. Sa large main en recouvrait l’omoplate et il y exerça une infime pression, lui laissant le choix de se dégager aussi sec ou de se rapprocher. Les Volkhovar étaient explosifs devant le malaise, et Alexandre s’attendait à tout. Une brusque volte-face, un retournement de meubles, une gifle cathartique totalement imméritée ou une crise de nerf : il devait garder l’esprit ouvert. Du pouce, il brossa la clavicule délicate. « Le mieux que je puisse faire maintenant c’est me tenir le plus loin possible. » Et ce fut tout. Nul conseil, pas plus que de recommandation, il ne chercherait pas à faire barrage cette fois, ni à protéger qui que ce soit : Stena tombait les murs.
Anna Volkovar
Date d'inscription : 27/03/2017
Messages : 414
Double-compte : Nina
Anna Volkovar
Médecin-chirurgien
Sam 24 Mar - 21:21
Médecin-chirurgien

Passeport
Age :: 28 ans
Patronyme :: Nikitovna
Surnom :: Anya
Tu sais ce qu’il traverse.

Au moment même où Alexandre entamait ses explications, elle sut que rien ne pourrait endiguer la confusion qui s’apprêtait à la submerger. Par cette phrase, elle prenait conscience du fardeau d’ignorance qui était le sien. Perdue dans le chaos de ses pensées, elle se sentit perdre pied, chancelant presque. Narines dilatées, corps tendu vers l’avant, elle appréhendait la suite des explications car elle ne savait rien, strictement rien.

Le pire est passé.

Dans un éclair de lucidité, les actes et les paroles de son frère s’ouvrirent sous une nouvelle perspective. Et, de manière humaine, presque naturelle, elle fut tentée de se murer derrière l’incompréhension et le déni. Mais son esprit, trop analytique, trop pragmatique prenait déjà le relai et envisageait tous les scénarii possibles. Anna avait d’abord froncé les sourcils, se retenant de justesse de secouer énergiquement la tête en signe de négation. Elle s’était faite violence pour ne pas interrompre Alexandre, plissant les yeux à l’extrême et se focalisant sur ses explications éparses.

Mais depuis sa mort, il est devenu un parfait étranger…

Les mots la submergèrent, se firent souffle implacable renversant toutes les certitudes auxquelles elle s’accrochait. Balayant les derniers remparts d’assurance, elle se sentit vaciller. Pupilles dilatées et bouche entrouverte, elle oubliait simplement d’inspirer. Si la main d’Alexandre sur son épaule ne l’avait pas tenue fermement, elle aurait certainement battu en retraite. Le souffle coupé, légèrement tremblante, elle réalisait seulement la portée de ses mots. Les bras s’étaient instinctivement resserrés autour de sa poitrine, autant par défense que pour forcer l’immobilité. Le regard perdu quelque part au fond des prunelles d’Alexandre, elle rassemblait ses pensées.

- Tanya…

La voix n’était qu’un souffle incertain comme si elle avait craint de donner corps à la vérité en l’énonçant tout haut. En prononçant le surnom de l’épouse d’Andreï, elle sut qu’il n’en était rien pour l’enfant qu’ils avaient espéré tous deux. Un nouveau frisson la parcourut, emportant les derniers restes de son équilibre vacillant. Alors seulement elle réalisa la main d’Alexandre sur son épaule et l’intensité de son regard, cherchant à sonder le maelström confus de ses propres prunelles. Elle ferma vivement les yeux et enfouit aussitôt le visage entre ses mains, se dérobant à son examen sévère. Les mains contre son visage lui faisaient l’effet d’une brûlure. Le sang en avait déserté la moindre parcelle, accentuant au possible la pâleur de son teint. Dans un élan de détresse, elle souhaita qu’Alexandre ne puisse la voir ainsi, lui et ses maudites envies protectrices. Rassemblant alors toute l’amertume qu’elle nourrissait à cet égard, elle quitta le refuge de ses mains pour rencontrer son regard.

- Bon sang, je n’en savais rien…

Dans un spasme, les doigts se crispèrent autour de son cou. Et dans un soupir qui devait passer pour un rire aigre, elle esquissa un sourire désabusé. Ultime façade derrière laquelle se dissimuler.

- J’aurais dû m’en douter pourtant.

Anna Volkovar, chirurgien émérite de Polis à la mémoire eidétique, n’avait rien vu venir. Alors que la moitié de la cité des lumières devait connaître le triste sort de Sevastiana et de l’enfant qu’elle portait, elle avait simplement tenté d’arracher la vérité à son frère au moment de leurs retrouvailles. Par arrogance, elle n’avait rien fait d’autre qu’édifier un rempart derrière lequel cacher craintes et doutes. Et par son entêtement, elle s’était rendue hermétique au désespoir de son frère. Au-delà de la foule de choix suicidaires et révoltés qui avait rythmé son existence, plus que jamais, elle eut honte de ses propres actes et de ce qu’elle était devenue : insensible malheur de son propre frère.

Et toi, Stena, messager de mauvais augure, te voilà spectateur de mes tourments, songea-t-elle non sans amertume car elle savait qu’aucune pensée n’avait pu lui être voilées.
Alexandre Prokhorenko
Date d'inscription : 19/02/2018
Messages : 98
Double-compte : Kir Sokolov
Alexandre Prokhorenko
Lieutenant-instructeur, chef de section du Bastion Vympel
Dim 25 Mar - 10:39

Passeport
Age :: 32
Patronyme :: Nikitovitch
Surnom :: Stena
Un point de fonte sous la banquise, un mur de glace immense qui venait de se détacher d’une psyché gelée, et qui déferlait dangereusement au-dessus des eaux tourbillonnantes. Les déclarations d’Alexandre venaient de saper le socle de la réalité d’Anna. Et il assistait maintenant aux geysers de vapeurs givrantes et aux éjectas glacés, bientôt happé par un couperet blanc à la dérive. Il pouvait se laisser terrasser par le tsunami Volkhovar ou se brûler à leur froidure. Depuis quand s’étaient-ils éloignés à distance arctique, chacun à l’antipode ? Alexandre, rayonnant et solaire, n’avait toujours été qu’un témoin, incapable de comprendre intimement la relation de la sœur et du frère. Il les trouvait compliqués, de grandes âmes russes, dures et tragiques, emportés d’élans d’indifférence ou de colère dévastateurs, blizzard et volcan polaires.

Combien de fois avait-il fait la navette, diplomate et négociateur au milieu de leurs querelles d’enfants ? Enfants aux jeux trop adultes, dans une répétition parfaite de la politique et de la guerre des hommes. Le général, la sénatrice et l’assassin. Un triumvirat de possibilités que la mort venait endeuiller, car les hommes étaient fragiles et dépendants. Cette fois, Alexandre n’en appellait pas à la raison. Parce qu’il savait que l’amour rendait fou, et que le bonheur égoïste aliénait celui qui y goûtait : il l’avait vu opérer sur son meilleur ami. Avec retenue, il la maintenait à distance tout en la gardant proche. Son regard héliodore s’était cristallisé sur la détresse nue, à la fois soutien et bourreau.

Quelque part au fond de lui, il n’était pas choqué : Andrei s’était complètement refermé, hermétique. Dans le deuil, il déversait tous les cercles de l’enfer sur ceux qui tentaient de l’approcher et Anna n’y avait pas échappé. Par son silence et son refus de lui faire part du malheur qui le touchait, comme si rien ni personne ne comptait encore à ses yeux. Sevastyana n’était plus là.

Il n’aurait su dire à quel moment exact il avait réalisé son ignorance. Avant qu’elle ne trouve les mots. Lorsqu’il lut l’effroi et le déni en ses yeux écarquillés, lorsqu’il vit la flamme bleue de ses prunelles vaciller, et son visage nerveux, pris de tension, se figer dans la sidération. Alors il sut, et craignit plus encore l’engrenage des réactions. Problèmes auxquels il ne pouvait apporter de solution, terrain miné sur lequel il n’était qu’impuissance.
Devinant intimement l’autoflagellation qu’elle était en train de s’infliger, il ne souhaitait pas y assister une seconde de plus. Le dégoût qu’elle nourrissait envers elle-même, la culpabilité et le regret, tout cela, il le ressentait viscéralement, pareil à une remontée acide. Il était déjà passé par là. Son regard étincela de courroux, éclat subreptice donnant une sévérité rare à son visage, et ses prunelles d’ambre se fossilisèrent. La pression de sa main sur l’épaule d’Anna s’accentua en une dure caresse, bien qu’il ne cherchât pas à l’attirer. Car c’est lui, qui alla contre elle.

« Tu n’y es pour rien, » gronda-t-il abruptement, se repoussant vélocement de son appui. Le choc du contact, et l’élan de son corps massif les aurait propulsés jusqu’au bureau. Mais il referma ses bras en un étau implacable autour des épaules de la jeune femme. Verrouillé à temps, il l’étreignait avec force contre lui, chassant le vertige que lui avait couté sa vigueur. Dès lors, il n’avait plus à lire sa détresse, ni à se sentir doublement coupable. Elle était brûlante, au travers des fines couches d’étoffes, froide et brûlante comme la nitroglycérine liquide. Explosive à la moindre secousse. Or, qu’elle se débattît ou cherchât à se déloger de son emprise colossale ne l’ébranlerait pas, du moment qu’elle ne levait suffisamment le genou. Qu’elle explose de tout son soûl et vide sa colère, comme l’avait fait son frère quelques semaines plus tôt.
« J’n’aurais rien su, sans le suivre…, » articula-t-il douloureusement, et des lèvres seulement, tant il serrait les dents. Il inclina la tête et sa mâchoire, bloquée, rencontra la chevelure de jais pour s’y appuyer. « … Personne ne savait. »  Sans relaxer la fermeté de son étreinte, il remonta une main le long de l’échine de sa captive, appuyant de sa paume sur le corps svelte, pour lui empoigner la nuque, et en masser la base. Il ferma fortement les yeux, l’expression douloureuse, chassant de son esprit la situation et le lieu, jusqu’à ce que n’existe seulement pour lui, la chaleur irradiante d’Anna, de son visage enfouis.

Le spectacle prenait fin lorsque le protagoniste et le témoin, confondus, étaient si proches qu’ils ne se voyaient plus.
Anna Volkovar
Date d'inscription : 27/03/2017
Messages : 414
Double-compte : Nina
Anna Volkovar
Médecin-chirurgien
Dim 25 Mar - 15:28
Médecin-chirurgien

Passeport
Age :: 28 ans
Patronyme :: Nikitovna
Surnom :: Anya
Mâchoires serrées et regard rivé dans le sien, elle défiait Alexandre de lui renier cette douleur. Au contact de l’ambre de ses prunelles, elle sentait sa propre colère s’enflammer. Braise couvant sous les cendres de la culpabilité, il suffisait d’un souffle pour perdre le contrôle. Les paroles d’Alexandre aussi réconfortantes qu’affûtées auraient bien pu y parvenir s’il ne s’était pas jeté sur elle dans un même élan. Les poumons vidés sous le choc, le corps tendu à la rencontre du sien, elle fut touchée par la violence de l’étreinte. Dans ce geste, il avait de la colère, farouche, intense et pleine de culpabilité ; contre la faiblesse qu’elle lui offrait, contre lui-même et plus encore contre le sort qui avait décidé de leur arracher un être cher. Avec fureur, elle agrippa l’étoffe de son t-shirt, la tordit entre ses doigts sans ménager la peau en-dessous. Les mots vibraient dans son esprit, éparses et pourtant salvateurs. Elle y répondit d’un râle amer, incapable de formuler la moindre parole intelligible. Instinctivement, son souffle se calqua sur le sien. Et dans ses tempes, le sang martelait au même rythme que le cœur qui battait contre son oreille.

Une pensée troublante vint chasser un instant le désespoir. Il lui revenait de lointain souvenirs de son père l’étreignant ainsi, cherchant à la protéger de l’angoisse d’un monde qu’elle ne pouvait appréhender. Un sourire s’était figé sur ses lèvres. Fermant les yeux un instant, elle réalisa non sans douleur qu’elle n’avait jamais été étreinte de la même manière depuis. Dans son désir d’indépendance, dans son besoin de s’affirmer, elle avait chassé toute trace de tendresse. Anna vivait pleinement, librement, mais en dépit de toute attache. C’était du moins l’illusion derrière laquelle elle s’était barricadée, refusant l’affection qu’elle prenait pour un désir de protection. Elle avait pourtant enlacé son frère lorsqu’elle l’avait retrouvé, envahie autant de joie que d’apaisement à la vue du visage familier. Mais dans son étreinte elle n’avait senti qu’un bref soulagement et une tension qu’elle avait mis sur le compte de la fatigue. Discret au possible, Andreï n’avait jamais été d’un tempérament démonstratif. Aujourd’hui le geste prenait une autre dimension et elle regrettait de n’avoir pu prolonger le contact, de n’avoir pu éprouver toute l’affection inconditionnelle qu’elle nourrissait pour son propre sang. Mue par ses pensées autant que par la main contre sa nuque, elle se blottit davantage contre Alexandre. Dans l’étau de ses bras, elle abattit les derniers remparts d’orgueil.

Elle resta un moment ainsi, tremblante et brûlante, attentive au souffle du soldat. Dans la vapeur de ses soupirs, elle sentait son cœur répondre au sien. L’espace d’un instant, la nuit éternelle du métro lui sembla moins opaque et elle en oublia momentanément les terreurs qui se dissimulaient dans l’ombre. Seuls demeuraient le corps qui l’enveloppait et la fermeté de l’étreinte. Certaines émotions nécessitaient d’être absorbée sans l’aide des mots. Et c’est ce qu’elle fit. Puis dans un frisson, elle exerça une légère pression des mains sur le torse contre lequel elle avait enfoui son visage puis se détacha progressivement de lui. Ne relevant pas tout de suite le visage, elle ne s’éloigna pas tout à fait. Elle savoura une seconde encore la sérénité de l’instant puis la brisa d’une retraite timide.

- Merci.

La voix n’était qu’un souffle. Relevant le visage, elle plongea dans l’ambre, joyau rare et unique, de ses prunelles. Sous la lueur blafarde du plafonnier, elles lui semblaient étinceler d’un éclat propre. Indécis, son regard décrivit le reste de son visage et s’attarda sur les courbes racées de ses traits. Taillées à la serpe, elles ne manquaient pourtant pas de délicatesse. Il en exultait une impression de force et de tranquillité, presque animale. Serrant les mains l’une contre l’autre, elle effectua un nouveau mouvement de recul et se détacha complètement du magnétisme du soldat. Dans un froncement de sourcil, autant pour dissimuler sa gratitude que son trouble, son regard accrocha le télégramme posé sur son bureau. Un pli soucieux se creusa au coin de ses lèvres.

- Tu dois repartir n’est-ce pas ? Avec Andreï…

Avec un soupir, elle planta ses mains sur les hanches et releva la tête de manière à le regarder bien en face.

- J’ai besoin d’explications mais je crois que nous n’en avons pas le temps.

Dans sa voix perçait l’accent du médecin dont on ignorait l’avis. Le message était relativement clair, quoiqu’elle puisse en penser, le soldat devrait repartir en patrouille à l’issue du traitement. Elle déglutit avec difficulté, les mots coincés au fond de sa gorge. Il était évidemment inutile de lui demander de prendre soin de son frère. Parce qu’il en était incapable de par leurs fonctions respectives et parce qu’elle savait pertinemment qu’il le tenterait de le faire tout de même. Alexandre était ainsi, rempart d’abnégation contre la folie suicidaire des Volkovar. La pensée lui aurait tiré un sourire plein d’ironie s’il n’avait pas été question d’envoyer les deux soldats au front après une intoxication au monoxyde de carbone. L’esprit pragmatique reprenant progressivement le dessus, elle claqua dans ses mains et se déroba d’un mouvement vif et alerte. Saisissant le café qui réchauffait dans un coin de la pièce, elle en servit une grande tasse et la tendit au lieutenant toujours debout au milieu de la pièce. Quand il l’eut saisi, elle se détourna aussitôt et fouilla dans les tiroirs de son bureau pour en sortir une boîte métallique cabossée. Elle saisit alors sa main libre et l’enveloppa des siennes tout en y fourrant la précieuse boîte.

- Des comprimés de caféine pure, les soldats en recevaient en dotation par le passé pour augmenter leur vigilance.
Alexandre Prokhorenko
Date d'inscription : 19/02/2018
Messages : 98
Double-compte : Kir Sokolov
Alexandre Prokhorenko
Lieutenant-instructeur, chef de section du Bastion Vympel
Dim 25 Mar - 21:15

Passeport
Age :: 32
Patronyme :: Nikitovitch
Surnom :: Stena
Le déclic avait été différent cette fois, aucune once de joie mauvaise n’avait corrompu la portée de son geste. Le crochet fulgurant, qui avait traversé la garde son meilleur ami, avait été libérateur et cathartique. Une mise au poing, décisive, tant pour l’un que pour l’autre. Une brèche de communication s’était ouverte depuis l’irruption de Sevastyana, pour s’étendre à l’échelle d’une fosse océanique à sa disparition. L’entropie avait fait le reste, accroissant la quantité du chaos qui s’installait entre eux avec la distance, suivie des retrouvailles fortuites. L’indifférence du troisième Nikitovich avaient un effet anéantissant. Dans une moindre mesure, l’indépendance de Nikitovna l’avait été également. Pour celui qui justifiait sa propre existence, à ses propres yeux, par le sacrifice de la condition militaire, l’impuissance était inacceptable. Protéger et servir, cabrioler dans la ligne de mire, être partie et rouage d’une noble entreprise humaine. Qu’importait la satisfaction des égoïsmes biologiques devant cette juste poursuite ? Ne jamais être déçu, ne jamais avoir à désirer ce qui était condamné à passer. Et aller ainsi au-devant du danger, sans avoir à s’inquiéter, aimer ses frères en général pour n’avoir à aimer personne en particulier. Un officier adulé, un instructeur pédagogue, un bras et une épaule disponibles, un repère. Le ksatriya avait été précoce, mais l’homme était retardataire.

La détresse et le vécu qu’ils partageaient s’étaient fondus dans l’étreinte. Le présent s’était anesthésié, l’environnement réduit à la chaleur de leurs corps, aux ongles qui s’enfonçaient dans ses abdos, à la poitrine ferme qui s’écrasaient contre son torse, au parfum des cheveux d’Anna, dont s’élevait une odeur âcre et douce, car elle aussi, ne dormait pas. Il l’enserrait pour qu’elle décharge sa colère, sa culpabilité et ses craintes, et elle le rechargeait en chassant ses insécurités, ses questionnements et ses doutes. La tenir contre lui avait quelque chose d’euphorisant, et il sentait son sang déferler avec violence, le désir se mêlant au bien-être et le galvanisait, en se renforçant. L’impression d’être délivré des obligations, à l’abri d’un dôme anentropique qui allait les couper du réel pour un temps indéfini. Pourquoi devait-il être rappelé ? Elle se relaxait, alors il donna du leste, sans cesser de l’enlacer. Ses bras serpentèrent, lentement, le long du dos fin, et sa main chemina longuement, pour s’arrêter à ses reins. Il ne savait plus qui il était, seulement qu’il avait envie d’elle. Sous son vaste coffre, son cœur cognait fort, à l’unisson, et son souffle, lent et profond, soulevait la tête qui y reposait. Une sensation de vertige l’enveloppa, en un déferlement de fourmillements radiants. Une pulsation infime. Et il prit conscience de son état, flagrant.

Loin de lui l’intention d’entraver plus longuement la liberté de la jeune femme. Son but premier, bien qu’en aucun cas prémédité, était atteint : elle était calmée. En proie à la confusion et pas tout à fait redescendu, Alexandre tentait de se remettre les idées en place. Faiblement, elle le repoussait, prenant un léger appui contre lui. Il laissa ses bras coulisser autour de la taille fine, jusqu’à ce qu’elle se sépare entièrement de lui. Alors, il rapatria ses mains dans les poches du cargo avec un naturel étonnant, cherchant à le faire bâiller, et sans avoir l’air benoit. Le lieutenant refaisait surface.
Les phonèmes légers l’avaient traversé sans qu’il n’en saisisse la sémantique : son regard était trouble, et l’ambre iridescente de ses prunelles, voilée d’embruns érotiques. Il la trouvait belle, ainsi délassée et vierge d’affliction, alors il se prit à l’aimer comme aiment les hommes lâches. Pourrait-il retrouver cet éclairage, lorsqu’elle redeviendrait Anna l’intrépide battante, la chercheuse obstinée ? Mais pour l’instant il ne la quittait pas des yeux. Au contraire, il soutenait le bleu acier devenu cyane, semblable au métal idoine, et l’intimait à le transpercer encore. Dans l’espoir qu’elle s’ancre au sien et qu’elle ne s’aperçoive de rien, avant qu’il se soit maîtrisé.

Un puissant soupir signa la fin de l’état d’urgence. Elle avait à peine tourné la tête qu’il en profita pour faire quelques pas, en rond, revenant à sa place initiale, tel un lion en cage.
« Ouais, pour huit heures, » précisa-t-il d’un timbre enrayé, avant de se râcler la gorge. « Ordre de Lobachevsky. » Le major avait été l’instructeur d’Alexandre et d’Andreï et elle en avait par le passé beaucoup entendu parler. Alexandre en avait produit des imitations mémorables, lorsqu’Andreï et lui, revisitaient des scènes de leurs vies de recrues. Un jour, Lobachevsky qui était alors leur sergent, avait eu vent des prouesses de l’aspirant Prokhorenko par délation anonyme. Il l’avait sommé de régaler la promotion de ses talents. Alexandre l’imita à la perfection, en poussant jusqu’aux mesures disciplinaires, sévères, dont il ferait l’objet. C’était l’unique solution qui lui était venue pour avoir une chance de se tirer d’affaire. Ne pas nier, ne pas se dérober, assumer et décider de sa punition. « Koursant Prokhorenko, vous avez vos ordres, » avait grogné le sergent. L’épisode était resté, et un élément de sa renommée, pas des plus déterminants, était posé.

Jamais plus qu’en cet instant le soldat modèle se serait dispensé de rechigner devant un mot du médecin. Même s’il lui était impossible de se l’avouer. Il accueillit le constat de la brahmane avec un sourire plat. Un air ennuyé s’était superposé au regard vaguement exalté qu’il arborait, toujours entre deux états, presque déboussolé à force de déluges neurohormonaux.

Les paramètres et les données de la mission prioritaire se réagençaient en son esprit, l’intensité de son regard forcit et son visage se carra durement l’espace d’un instant. Anticipant sur les déplacements et les intentions de la doctoresse, comme branché sur son système nerveux, il s’avança avant qu’elle n’ait eu à venir vers lui et récupéra la tasse de café. Il n’y réfléchissait pas, l’air distrait, les sourcils froncés de concentration. En revanche, il ne vit pas venir le dernier geste, et cilla devant le fait accompli, bouche entrouverte sur une réflexion inachevée, la tête inclinée vers l’objet. Il enserra sans force la boite de comprimés, remarquant la différence d’envergure de sa poigne, qui lui parut ridiculement grande, prise en coupe dans les mains d’Anna. Dans un coin de cerveau, il la félicita pour la stratégie d’occupation et de neutralisation menée avec brio. Tasse de café dans la dextre, boite dans la senestre.
Caféine pure, percuta-t-il, cherchant le mauvais souvenir qui était rattaché à l’abus de ce type de comprimés.
« On en abusera pas, » lui promit-il en replongeant un regard confiant dans le sien. Du dos de la main, il appuya subrepticement dans celles d’Anna en guise d’accusé de réception, avant d’ajouter, opinant du chef : « Et ça s’appelle revient… » Un grand sourire acheva d'illuminer son visage.

Il descendit ensuite la tasse de café, encore trop chaud, vidant le contenu jusqu’au marc. Il pivota pour aller la reposer sur l’établi équipé du réchaud, s’excusant d'un regard gêné au passage, d’occuper autant d’espace. Le volume de la pièce, modeste, était rentabilisé : ce n’était pas sa faute s’il devait frôler la brahmane aussi souvent. De là, il s’affaira sur sa ceinture tactique et chercha à y loger la boite de comprimés, pour finir par la refourguer dans une poche de son pantalon de combat. Déterminé, il décida de prendre congé. Mais au lieu d’annoncer son départ, il dit en se tournant de plain-pied vers Anna :

« Il y a autre chose là-bas. »
Il sembla surpris par le son de sa propre voix, à moins que ce fut de ses propres mots. Il secoua la tête d’embarras, l’air contrarié, et se lança, résolu. « Du CO, mon cul. Ce n’est pas ce que vont trouver les analystes, il y a autre chose, il l’a vu aussi. On l’a senti. » Son intonation était ferme, son propos catégorique. Loin d’un soldat souffrant de PTSD. Mais n’était-ce pas toujours ainsi ? Car ce qu’il entendait sortir de sa propre bouche lui plaisait de moins en moins. L’aspect irrationnel lui arrachait plus surement la gorge que le café brulant. Il releva les deux mains en un geste rapide, prenant le ciel interdit à témoin. « Ou alors, faut rajouter psychose collective dans les symptômes. » Il s’immobilisa et fixa la brahmane, une mimique exagérément dubitative en guise de sourire.
Puis il croisa les avant-bras derrière sa nuque, s’étirant de toute sa stature devant elle.
« Moi non plus j’me croirais pas, » lâcha-t-il dans un bâillement, en guise de conclusion.
Anna Volkovar
Date d'inscription : 27/03/2017
Messages : 414
Double-compte : Nina
Anna Volkovar
Médecin-chirurgien
Lun 26 Mar - 15:51
Médecin-chirurgien

Passeport
Age :: 28 ans
Patronyme :: Nikitovna
Surnom :: Anya
Lobachevsky.

Un nom et un visage familier. Formelle au possible, leur relation n’avait la cordialité que de deux corps différents obligés de se côtoyer par moments, l’un écoutant l’avis de l’autre selon les situations. Les histoires en revanche que son frère et Alexandre lui avaient raconté permettaient de brosser un tableau bien différent et d’entrevoir un autre type de personnage derrière les formules de courtoisie et les courriers échangés. Quant aux imitations du lieutenant le concernant, leur rareté ne les rendait que plus précieuses et distrayantes. La jeune femme s’était retenue de justesse d’esquisser un sourire à l’évocation du nom, jetant au passage un coup d’œil à l’horloge murale. Le lieutenant disposait encore d’un peu de temps devant lui. Relâchant l’étreinte de ses mains autour de la sienne, elle recula d’un pas et l’observa, les yeux écarquillés, descendre la tasse de café. La surprise ne résidait pas tellement dans  la température du breuvage mais plutôt dans sa rareté de ce côté-ci du métro. Généralement, l’élixir était consommé avec précaution, gage de gratitude pour celui qui en recevait.  Avec un sourire, elle dû reconnaître qu’elle ne s’était certainement pas attendue à ce qu’il le termine d’un trait. Comme il passait près d’elle pour reposer la tasse, elle tenta de l’esquiver au mieux et croisa les bras sur sa poitrine tout en le suivant des yeux. S’attendant à ce qu’il prenne congé dans l’espoir de trouver un peu de repos avant d’être rappelé par ses devoirs, elle fut prise au dépourvu lorsqu’il fit volte-face et se planta devant elle.

Du regard qu’il lui lança ou des paroles qu’il prononça, Anna ne sut dire ce qui avait provoqué le frisson le long de son échine. Les bras toujours croisés, elle avait relevé la tête et les sourcils dans un même mouvement, piquée au vif.  Elle fut presque surprise de le découvrir si près d’elle. Ainsi planté devant la jeune femme, il la dominait de toute sa hauteur, frôlant presque l’ampoule du plafonnier ; créature inadaptée aux couloirs étriqués du métro et, vraisembablement, aux bureaux médicaux. Les sourcils froncés, visiblement perplexe, elle l’invita à poursuivre d’un mouvement discret de la tête. D’ordinaire réservé sur le sujet, Alexandre  n’eut pas vraiment besoin de son invitation cette fois-ci pour compléter ses explications. A mesure qu’il s’ouvrait à elle, une impression désagréable s’insinuait dans son esprit. La remise en doute de son diagnostic importait peu. Ce n’était pas tant le contenu de ses paroles qu’elle n’appréciait pas mais plutôt l’expression qui les accompagnait. Comme il s’étirait, touchant presque le plafond, elle jeta un coup d’œil oblique en direction de l’horloge murale. Ils disposaient d’un peu de temps. L’air visiblement contrariée, Anna s’avança vers lui sans le quitter des yeux puis le contourna, le frôlant au passage. Elle s’adossa ensuite à la porte du bureau, bien décidée à lui couper retraite. Comme elle enfonçait les mains dans les poches de sa blouse élimée, elle déclara d’une voix monocorde :

- On m’a simplement parlé d’une reconnaissance ayant débouché sur un conduit infecté et d’un traitement d’urgence à prévoir pour deux soldats.

Ses yeux s’étaient aventurés du côté de son bureau où trônait la note, face retournée. Implacables, ils étaient ensuite venus se river dans ceux du lieutenant. Si quelques secondes plus tôt leur éclat solaire l’avait troublée, elle y plongeait désormais sans pudeur. Piquée dans sa curiosité, Anna n’était pas prête de lâcher l’affaire aussi aisément.

- Visiblement, je vais avoir besoin d’explications supplémentaires, Stena.
Alexandre Prokhorenko
Date d'inscription : 19/02/2018
Messages : 98
Double-compte : Kir Sokolov
Alexandre Prokhorenko
Lieutenant-instructeur, chef de section du Bastion Vympel
Lun 26 Mar - 19:27

Passeport
Age :: 32
Patronyme :: Nikitovitch
Surnom :: Stena
Dans la perception du soldat, le temps s’écoulait à des vitesses relativistes. Pas une seconde des vingt-cinq minutes restantes avant d’atteindre le point de ralliement n’aurait été à perdre. Le lieutenant devait refaire un saut à ses quartiers, se présenter à l’armurerie, effectuer un inventaire de l’équipement qui lui était remis, le vérifier et l’ajuster. Puis il se placerait aux cotés du major, pendant que celui-ci présenterait l’objet de la mission à l’équipe semi-civile constituée d’une unité armée, d’un ingénieur et d’un analyste chargé d’identifier l’origine de la fuite et la nature de la menace. Ensuite, le lieutenant donnerait les détails de la progression de leur formation. Le briefing ne devait pas dépasser les dix minutes entre la présentation et les questions. Une horloge quantique était intriquée à la chronobiologie de son métabolisme, au point qu'il en transpirât parfois d’angoisse. Loin du motto de l’Amérique protestante qui avait empoisonné le monde, le Lieutenant Prokhorenko ne comprenait pas que le temps ait pu à ce point être synonyme d’argent. Le temps était essentiellement de la vie.

Ce qui donnait à son comportement présent un caractère des plus extraordinaires. Mais là n’était pas seulement ce qui l’avait rendu insensible au plaisir du palais. L’hédonisme devait être rapidement neutralisé, et aussitôt dissimulé sous la dernière strate de ses priorités. Non pas que le ksatriya modèle démontrât une inaptitude quelconque au plaisir, ou une indécrottable grossièreté qu’il devrait aux négligences d’un père fou à lier, qu’une méfiance instinctive à l’égard des bonnes choses. Qu’adviendrait-il de lui, s’il venait à s’y habituer ou à les poursuivre activement ? Les trois-quarts de la bouteille de bière au lédon des marais, que lui offrait de temps à autre le gérant du Gusli, finissait dans les canalisations. Il ne pouvait pas en faire profiter quelqu’un d’autre, le verre étant consigné, ni non plus la refuser. En affaires, lui-même ne ferait pas confiance à un homme qui ne boit pas. Aussi, s’était-il épargné jusqu’ici l’ivresse et la perte de contrôle autant que la cirrhose. Aux quartiers généraux d’Arbatskaïa, les militaires savaient que le lieutenant Prokhorenko était incorruptible de la chair autant que de la chère.
Ainsi en allait-il de ses frasques intimes. Amères comme une tasse de breuvage noir et épais, ou décapantes comme le pervatch qu’il distillait. Bon à désinfecter. Les conquêtes étaient fragilisées et demandaient un soin et une attention que le guerrier ne pouvait dépenser. Les femmes indépendantes venaient à sa rencontre comme un pulsar à neutrons orbitant autour d’un trou noir, magnétisées jusqu’à l’absorption, et le quittaient dans une onde de choc dévastatrice qui le laissait dans une solitude toujours plus massive. La seule relation significative dans laquelle il s’était engagé durait encore, et durerait jusqu’à la fin de sa vie. Il en portait le lien sacré au cou, à l’endroit où bascule le nœud de la corde.

Les pendules fondaient sous son crâne et l’odeur du café grillé évinçait les relents acridines des préparations pharmaceutiques. Il ne cessait pourtant de repenser à leur étreinte, revivant les percepts galvanisants avec force précision. C’était une manière de niveler l’indicible expérience, enfermée dans une cage de Faraday mnésique, et qu’il devait revisiter. Son regard avait suivi celui de la doctoresse vers l’horloge. Regagnant une certaine souplesse, il pivota dans un mouvement leste et marcha à ton tour vers la sortie. Et s’arrêta brusquement dans son élan, le haut de son corps plongeant exagérément vers l’avant pour marquer son interrogation. Dans un coin reculé de sa cervelle, une séquence causale se déroulait indépendamment de son action : au lieu de se redresser, il perdait son altitude jusqu’à… traitement d’urgence à prévoir pour deux soldats. Mais il s’était redéployé sur le champ, accrochant le regard inquisiteur et inquiet sans en dévier, même lorsqu’elle rompait brièvement le contact oculaire.

Alors seulement, il ferma les yeux et poussa un long soupir de lassitude, rappelant à son souvenir, la chronologie des évènements. Aussi méthodiquement qu’il le pût. Au bout de quelques secondes, il reporta un regard résolu dans le bleu cyane en contrebas, l’impression de sentir l’acier chirurgical lui frôler le lobe frontal, prêt à l’ouvrir et le sonder. La démence était aux métroïdes privés de la lumière du soleil, naturelle ou synthétique, ce que le rhume avait été aux terriers avant eux : quelque chose que tous attrapaient tôt ou tard.
« J’sais pas quel type de gaz peut provoquer la terreur, pure et simple, » commença-t-il, étonnamment calme. Il parlait lentement, le ton fluide, et pesait manifestement ses mots. « Nous avons entendu un cri, assourdissant, de fréquence ultra-aigüe. Ce n’était pas un sifflement, pas comme une soupape qui vient de péter. » Un sourire sans joie, subreptice, flasha au coin de ses lèvres. « C’qui aurait pu faire sens, n’est-ce pas ? » Il secoua rapidement la tête en plongeant un regard entendu en contre bas, et sa lèvre supérieure s’ourla comme s’il s’apprêtait à grogner mais il n’en fit rien. « Le… La température, frigorifiante, tout d’un coup. J’ai vu la vapeur de mon souffle. Ce n’est pas du monoxyde de carbone. Un… fluide frigorigène ? Un type de CFC ? » suggéra-t-il, repensant au phénomène de halo lumineux autour de leur silhouette et de celle du cadavre.

Il savait qu’il tentait de rationnaliser à nouveau, de reprendre le contrôle. Andreï et lui n’étaient pas entrés dans une galerie non-répertoriée et il savait à peu près ce qui était supposé se trouver en surface, d’après les plans de Moscou. Aux Quartiers généraux, les militaires disposaient de grands tableaux d’affichage permettant de suivre l’évolution des tunnels et des boyaux éphémères. Le plan de Polis et des stations contrôlées était invariable, et en continu, de nouveaux schémas y étaient superposés, modifiés, retracés, effacés. Les cartographies étaient réalisées à partir des plans datant de 2012 et les parties concernant les stations contrôlées par la VAR, la Hanse ou la Ligne rouge étaient tenues à jour à la manière d’un puzzle, par bouts d’informations glanées par association ou obtenues par espionnage. Lorsqu’Alexandre quittait Polis pour former des milices alliées, son rôle ne se limitait pas toujours à celui d’instructeur. Au-dessus de la zone suspecte, une avenue marchande qui alignait des restaurants et des hôtels. Probablement dotés de chaudières et de chambres froides en sous-sol. Il s’éloignait et refoulait, se taisant depuis quelques secondes, le regard perdu dans la galerie, lointain et misérable.

Puis il refit surface, l’air désolé, et se passa une main sur le visage. « J’ai vu une forme, une distorsion devant nous, ce n’était pas… tangible, » lâcha-t-il, le ton emplis de mépris, le timbre de sa voix comme broyé. « Andreï a aussitôt levé son arme. » Du poing gauche, il venait taper machinalement dans sa main droite, marquant le rythme secret d’une mélodie inconnue, de ses battements cardiaques qui accéléraient.  « Puis il s’est figé, comme s’il avait vu un fantôme. Lorsqu’il s’est retourné, j’ai lu l’effroi sur son visage. Au même moment, j'ai pris conscience du poison, des phénomènes physiologiques communs auxquels j'ai fait référence dans mon rapport. » Et qu'il lui avait répété. Il renifla et haussa les épaules. « Il y avait quelque chose, là-bas. » Il l'avait murmuré. Mais les ordres étaient les ordres, et mieux valait qu’il y retourne : Andrei et lui seuls savaient ce qu'ils avaient officieusement omis.

« Donc… » annonça-t-il en une grande expiration, tout en se recomposant un visage des plus décontractés, avant de balancer, avec un haussement de sourcils faussement crâne : « Fuck G.I. » La blague anti-impérialisme était virale depuis toujours, et un grand sourire d’auto-satisfaction illumina son visage, alors qu’il envoyait la main à la poignée, jouant dangereusement de l’effet de proximité. Mais il évita de croiser le regard d’Anna, conscient de se jouer doublement d’elle : comme si ce qu’il venait de lui dire n’était au final qu’une bagatelle. D’ailleurs, maintenant qu’il s’était entendu le relater tout haut, il se sentit soudain terriblement penaud.
Anna Volkovar
Date d'inscription : 27/03/2017
Messages : 414
Double-compte : Nina
Anna Volkovar
Médecin-chirurgien
Mar 27 Mar - 10:09
Médecin-chirurgien

Passeport
Age :: 28 ans
Patronyme :: Nikitovna
Surnom :: Anya
A mesure que les informations s’offraient à la jeune femme ses yeux se plissaient d’intérêt et de confusion, les questions s’amoncelant dans son esprit. Elle triait méthodiquement chaque élément de manière à ne pas parasiter son esprit critique. Certaines interrogations faisaient échos à d’autres éléments classés dans un coin de sa formidable mémoire, d’autres ouvraient de nouvelles facettes inexplorées. La possibilité d’un gaz possédant de tels effets la fascinait. Elle n’avait jamais entendu parler d’effets hallucinatoires collectifs en dehors de rares ouvrages aux sources parfois discutables. Quant aux phénomènes paranormaux qu’on attribuait à certains coins du métro, leur récit était d’ordinaire trop contradictoire pour que la jeune femme n’y accorde un véritable intérêt. Provenant d’Alexandre, l’information recélait cependant une valeur bien différente. Et si cela ne suffisait pas à l’en convaincre, elle pouvait encore se fier à l’inhabituelle réticence du lieutenant quant à la poursuite de la mission. Le cœur battant de façon insolite, elle sentit son corps se tendre vers celui d’Alexandre, plein de sollicitude.

- J’aimerais pouvoir vous accompagner…

La voix s’était éteinte dans un souffle. La jeune femme avait baissé les yeux, un sourire entendu sur les lèvres. Elle connaissait pertinemment la réponse qui lui serait donnée. Outre son inutilité flagrante sur un tel terrain, il était vain de vouloir convaincre son frère et son meilleur ami de l’accepter dans cette mission. Sa véritable valeur ne s’exploitait pas de cette manière et elle le savait pertinemment. Aussi impulsive puisse-t-elle être, la jeune femme ne s’aveuglait pas sur les raisons qui la poussaient à vouloir les rejoindre. Ce n’était pas l’inquiétude de les savoir tous deux en danger mais bel et bien la curiosité égoïste d’un esprit sans cesse en recherche de nouveauté. Seulement aujourd’hui Anna n’avait pas le cœur de se lancer dans ce combat d’arguments. Elle épargna donc Alexandre de ses habituelles vindicatives et accueillit d’un sourire sans joie sa plaisanterie. Comme il tendait la main vers la porte, elle attrapa doucement son poignet et le força à la regarder. A défaut de pouvoir les accompagner, le lieutenant pourrait s’attendre à un interrogatoire en bonne et due forme à son retour.

- Sois prudent s’il te plait.

Elle plongea dans ses yeux, une nouvelle fois étonnée par leur éclat solaire. La phrase lui semblait banale, vide de sens. Evidemment elle n’attendait pas moins d’Alexandre, figure exemplaire en termes de prudence et de discernement qui compensait de manière remarquable l’absence évidente de ces deux qualités chez son frère. Ou chez elle, ironisa-t-elle. Retirant la main autour de son poignet avec un sourire bancal, elle acquiesça une nouvelle fois puis s’effaça afin de lui libérer le passage.
Alexandre Prokhorenko
Date d'inscription : 19/02/2018
Messages : 98
Double-compte : Kir Sokolov
Alexandre Prokhorenko
Lieutenant-instructeur, chef de section du Bastion Vympel
Mar 27 Mar - 13:08

Passeport
Age :: 32
Patronyme :: Nikitovitch
Surnom :: Stena
Les remparts bien bâtis et les hautes murailles d’Ilion n’ont pas empêché l’invasion. L’ouverture des portes Scées avait été volontaire. La figure mythique de Pâris lui revenait en tête, le lâche et le téméraire. Alexandre était un autre de ses noms. Il aurait voulu penser aux conséquences de sa faiblesse plus tard, mais la requête déguisée de la brahmane ne le lui permit pas. Elle aussi recourrait au stratagème troyen, en lançant au travers des meurtrières, son trait pernicieux. Une demande à peine articulée, un souffle sémantique flottant sur ses lèvres, masquant un aveu. Inébranlable, il avait fait mine de l’ignorer, économisant sa salive et son temps. Dans une maturité des plus difficilement acquises, Stena s’empêcha de lui servir le discours paternaliste qui les avait si souvent éloignés. L’époque lui semblait lointaine et révolue, d’un autre siècle, d’une autre vie. Fascinante évolution de la psyché humaine. Car elle savait parfaitement que les nombreux facteurs d’inconnues rendaient la mission plus périlleuse encore, et que le binôme des Nikitovich, aussi stable qu’une brique de C4 scotchée sur une bombonne de nitroglycérine et balancée contre une enclume, n’avait pas besoin d’intégrer de détonateur dans leur système.

Au-delà d’une tension intenable, Alexandre aurait à supporter une nouvelle strate d’inquiétude : Anna avait fait surgir une étincelle dans l’hiver nucléaire qui insensibilisait sa chair. L’instructeur était comme tout autre, doté d’un sens de prédation qui le harasserait tant qu’il ne serait allé jusqu’au bout de sa lancée. Pût-il ensuite retrouver le sens de ses priorités. C’était aussi pourquoi mélanger vie privée et caste guerrière était une très mauvaise idée. Certains l’avaient fait, et leurs problèmes s’étaient répercutés dans le bataillon. Aussi, les rares fois où l’intime refit irruption dans leur section, l’un des concernés dût accepter de se voir imposer une mutation.

La poigne du lieutenant s’était verrouillée sur le bouton métallique de la porte, et le relief de ses veines, noueuses, nervurait le dos de sa main. L'éros refluait, passait au travers de sa garde, le tisonnant d'attaques sournoises. Au contact anodin, il referma les yeux et vrilla la tête, le geste ayant quelque chose d’abrupt et de reptilien. A fleur de nerfs, à fleur de peau. Sa carrure s’affaissa un instant, tandis qu’il se vidait d’un long soupir nasal, l’air harassé. « C’est au major d’en décider », vrombit-il en se rehaussant instamment, son regard iridescent projetant toute sa détermination sur celui de la jeune femme. Se faisant violence, il acceptait les motivations de la brahmane. Elle n’était pas qu’une femme préposée aux soins des ksatriyas, elle était aussi une scientifique, avec un agenda qui lui était propre. Qu’elle les accompagne était évidemment hors de question : mais ce n’était pas à lui d’en prendre la responsabilité. Ainsi, Alexandre reconnaissait l’indépendance de son amie d’enfance et s’épargnait une dispute que tous deux souhaitaient éviter. Si elle voulait tenter sa chance, elle devrait passer pas les canaux officiels et contacter Lobatchevsky sur le champ.

Quelques secondes encore s’écoulèrent, tandis qu’il la considérait avec flegme, bouillonnant intérieurement sans n’en laisser rien paraitre, sinon une concentration marmoréenne, intense. « Toujours », murmura-t-il en hochant lentement la tête, avant de détourner définitivement les yeux. Le médaillon chuinta, le chambranle grinça et la porte claqua violemment derrière lui, comme entrainée dans le déplacement d'air puissant de la battue en retraite du lieutenant.
Anna Volkovar
Date d'inscription : 27/03/2017
Messages : 414
Double-compte : Nina
Anna Volkovar
Médecin-chirurgien
Mar 27 Mar - 17:18
Médecin-chirurgien

Passeport
Age :: 28 ans
Patronyme :: Nikitovna
Surnom :: Anya
Les yeux rivés sur la porte qui se refermait, Anna resta un moment interdite. Avec un temps de retard, elle fronça les sourcils puis, dans un long soupir, elle se détourna de la porte. D’un pas traînant, elle rejoignit son bureau avant de s’y laisser tomber. Repoussant d’une main le courrier qui traînait sur le bureau, elle y balança ensuite ses pieds, le dos enfoncé dans le dossier de sa chaise. Cette dernière grinça, accusant la soudaine charge. Avec un sourire mauvais, la jeune femme se fit la réflexion qu’elle pourrait la changer en même temps que la table d’auscultation. Jetant ensuite un regard à la pile de dossier qui trônait sur un coin de son bureau, elle poussa un soupir de découragement. Drôle de journée qui se profile, pensa-t-elle en laissant tomber sa tête en arrière. La pièce lui semblait tout à coup bien vide sans l’imposante carrure d’Alexandre pour menacer d’ébranler son équipement. Machinalement, ses yeux se dirigèrent vers la porte, suivant le cheminement le long du couloir où les bruits de pas décroissaient. Une impression étrange, indécise, flottait encore dans son esprit. Un instant, elle songea à la rencontre avec Yvan. Pour la seconde fois depuis son retour de V.A.R., Anna ne savait que penser de cette entrevue. Messager de mauvais augure, Alexandre était venu lui délivrer la clé du mystère des retrouvailles avec son frère. En revanche, il avait emporté avec lui une grande part d’interrogations ; toutes ne portant pas uniquement sur le contenu de leur mission. Dernièrement, leur relation avait été relativement tendue. Leur désaccord avait fini par les éloigner progressivement, chacun cherchant à se protéger de l’autre et à préserver les souvenirs qu’ils conservaient de leur amitié. Pourtant, aujourd’hui, quelque chose semblait s’être apaisée au fond de son esprit ; paradoxe si l’on prenait en compte les révélations qu’il venait de lui faire. Mais ce qui résultait de leur relation ne lui semblait pas tout à fait similaire à celle qu’ils nourrissaient auparavant. Un sourire laconique étira la commissure de ses lèvres. Les temps changent, songea-t-elle, non sans ironie, avant de revenir aux dossiers qui l’attendaient.
Contenu sponsorisé